Cher Miky,
Pour conclure ma série d'articles en réponse à ton post du 2 avril 2007, je souhaiterais répondre à quelques objections que tu y as formulées.
Tu cites par exemple l’un de mes commentaires à ton article « L'insuffisance du principe de raison suffisante : une réponse à Matthieu » : « Concernant les limites de notre esprit, je suis d'accord avec toi, écrivais-je. Tu les poses en alternative à l'explication de l'univers par l'existence de Dieu. Mais je crois en la rationalité du monde créé. La science s'appuie d'ailleurs sur cette rationalité pour avancer dans la connaissance. L'univers obéit à des lois, et ces lois sont les mêmes dans tout l'univers. Par conséquent, je ne pense pas qu'il soit raisonnable de penser que la vérité soit absolument étrangère à l'expérience commune que nous faisons dans le cadre des limites de notre esprit, ou pis, qu'elle puisse les contredire. »
Tu me poses alors en réponse une question pleine de bon sens : « supposer Dieu (un être immatériel, intemporel, aspatial, qui créé on ne sait comment le monde et on ne sait pourquoi, etc.), n'est-ce pas outrepasser bien plus largement notre "expérience commune que nous faisons dans le cadre des limites de notre esprit" ? »
A ceci, je répondrais : en un sens oui. Mais il faut tout de même se rappeler que c’est au nom même de cette « expérience commune que nous faisons dans le cadre des limites de notre esprit » que nous sommes conduits à l’affirmation de l’existence de Dieu. Notre expérience commune nous enseigne en effet qu’il n’est pas d’effet sans cause. C’est donc bien notre expérience commune qui nous aide à comprendre que l’univers lui-même a nécessairement une cause, et une cause qui le dépasse nécessairement, puisque le « moins » ne peut pas produire le « plus » (encore un enseignement de notre « expérience commune » !) : dès lors, si l’univers a une cause ontologique (et ma raison postule qu’elle en ait une), celle-ci est nécessairement plus « vaste » que l’univers lui-même ! Ce n’est donc pas être infidèle à l’expérience commune que d’affirmer une réalité qui échappe… aux prises de notre expérience commune, puisque c’est elle-même qui nous y conduit finalement !
J’ajouterais qu’il n’est pas tout à fait exact de dire que Dieu échappe totalement à l’expérience commune des hommes, puisque tous les croyants, les convertis, les saints et les mystiques de tous les temps et de toutes les religions (qui ne sont pas moins « hommes » que les non-croyants, et qui représentent tout de même quelques milliards de personnes...) témoigneront chacun à leur manière de cette expérience si particulière qu’ils ont faite de la présence de Dieu dans leur vie. Je pense que ces témoins méritent d’être écoutés ; je ne vois pas en tous les cas ce qui autoriserait à ne pas les considérer comme sérieux et dignes de foi. Même si l’expérience spirituelle qu’ils relatent échappe à nos instruments matériels de mesure et d’analyse (encore que… les expériences scientifiques menées sur les voyants de Medjugorje par exemple sont tout à fait édifiantes, et donnent vraiment à réfléchir…), l’universalité du phénomène, vécu par tant d’hommes et de femmes dans le monde et dans l’histoire, doit singulièrement nous interroger.
Tiens ! je te recommande au passage un très beau témoignage : celui de Ladji Diallo que j’aime beaucoup, ou cet autre encore qu’un lecteur m’a communiqué par e-mail. Et puis celui-là encore : le mien...
Alors, j’ai bien conscience Miky de ne pas résoudre tous les problèmes, puisque posant l’existence de Dieu, je règle une difficulté… par une difficulté plus grande encore qui tient cette fois à l’être même de Dieu. Mais pourquoi renoncerais-je par avance à une explication au seul motif qu’elle soulève elle-même des difficultés ? Si tu cherches Miky une réponse à l’existence de l’univers qui mette un terme à toute réflexion, qui clôt définitivement tout débat et enferme toute la réalité dans un principe d’explication qui soit lui-même entièrement intelligible et compréhensible à notre humaine raison, je crains que tu n’ailles au devant de cruelles désillusions…
Pour résoudre les difficultés posées par l’existence de Dieu, il y a en outre un moyen tout simple : c’est de s’intéresser aux religions, et en particulier à celles qui se prétendent « révélées », pour voir de quoi il retourne exactement, et rechercher si oui ou non il y a de bonne raisons de penser que Celui que nous nommons Dieu (faute de mieux pour l’instant) s’est oui ou non effectivement manifesté aux hommes pour se faire connaître et entrer en relation avec nous (comme il est prévisible qu’il le fasse s’il existe réellement !). Mais c’est une seconde étape de la réflexion sur laquelle nous reviendrons. Pour l’heure, il me suffit de considérer que si je suis convaincu de l’existence de Dieu, ou à tout le moins de sa réelle possibilité, alors je ne pourrais plus ignorer les religions, ni les mépriser. Il me faudra bien à un moment ou à un autre les étudier d’un peu plus près…
Concernant l’argument du « préjugé », alors là, je le trouve carrément malhonnête ! (je parle de l’argument, Miky, pas de toi…) Car si je te comprends bien : si j’affirme au terme de mon raisonnement que Dieu existe, c’est que subrepticement, « inconsciemment » écris-tu, je l’ai présupposé. « Si on n’introduit pas Dieu au début du « raisonnement », écris-tu, on ne conclut pas Dieu à la fin de ce dernier ». Ah bon ? Et pourquoi pas ??? Si Dieu existe, qu’est-ce qui m’empêcherait de le trouver au bout de mon raisonnement ? Pourquoi serais-je condamné à ne pas le trouver ??
Ainsi, selon toi : si je réfléchis sur l’univers, et qu’au bout de mon raisonnement, il y a Dieu, alors, c’est que j’ai nécessairement un a priori. « Toute théologie cohérente ne peut être qu’a priori, et non pas a posteriori » martelles-tu à ce sujet. Mais si en revanche, je réfléchis sur l’univers, et qu’au bout de mon raisonnement, il n’y a pas Dieu, alors là, y’en a bon ! je suis objectif, mon raisonnement se tient, il est sain, sans a priori ni préjugé… Pardonne-moi, Miky, mais je ne puis m’empêcher de songer que cet argument ne peut provenir que de quelqu’un qui a en réalité… un préjugé énorme en faveur de l’athéisme !
Car une fois encore, il n’y a pas 36 explications possibles à l’existence de l’univers. Ou bien l’univers n’a pas de cause. Ou bien il a sa cause en lui-même. Ou bien il a sa cause ailleurs qu’en lui-même. Ce sont les trois grandes options métaphysiques possibles (d’inégales valeurs selon moi) pour expliquer l’existence de l’univers. Si tu décides a priori qu’il n’y aura pas Dieu au bout de l’analyse rationnelle du monde matériel dans lequel nous vivons (pour éviter paradoxalement tout a priorisme « parasitaire » en faveur de l’existence de Dieu…), c’est que subrepticement, inconsciemment, tu auras évincé a priori de ton raisonnement la troisième option métaphysique explicative de l’univers ! C’est donc toi, Miky, qui raisonne avec des préjugés, car sans t’en rendre compte peut-être, tu as décidé par avance que l’univers ne peut avoir sa cause ontologique qu’en lui-même (ou qu’il n’a pas de cause…). Ce sera ta grille de lecture et d’analyse exclusive, et de cette grille tu ne te départiras plus. C’est elle qui gouvernera toute ta pensée et qui te conduira à affirmer sans rire que : « Si on n’introduit pas Dieu au début du « raisonnement », on ne conclut pas Dieu à la fin de ce dernier »… C’est en fonction de cette même grille de lecture que tu déploieras des trésors d’énergie pour éviter absolument d’avoir à admettre la réelle possibilité de l’existence de Dieu, avec tout ce qu’elle peut impliquer. Je note à ce sujet que tu n’as jamais répondu au commentaire que je t’avais laissé, suite à ton premier article de fond sur ton Blog, et en particulier à ma dernière observation : puisque tu affirmais dans cet article que Dieu « Lui, demeure, comme hypothèse métaphysique possible » je te posais cette question toute simple : « Alors, pourquoi l’exclure a priori ? »
Je considère pour ma part qu’il n’y a aucun préjugé dans le raisonnement métaphysique que je défends et qui s’inscrit dans la tradition aristotélicienne (selon une méthode que l’on nomme « philosophie première »). Non pas que je sois moi-même dépourvu de tous préjugés (soyons honnêtes !). Mais cela n’interfère en aucune manière sur la démarche rationnelle elle-même qui consiste à partir de l’observation du réel tel qu’il nous apparaît à mesure que les sciences positives le dévoilent pour en extraire des principes d’explications qui soient conformes à la raison. Dans cette démarche, on part de la réalité objective, et on essaie l’analyse rationnelle jusqu’au bout.
Cette méthode est l’une des deux grandes manières de pratiquer la philosophie. L’autre manière consiste à raisonner à partir de principes posés a priori. Dans ce cadre, ma pensée appréhendera le réel comme une déduction logique à ces postulats de départ, et si les enseignements de l’expérience venait à les contredire, on les rejetterait alors purement et simplement (comme Parménide par exemple, qui déclarait que l’expérience a toujours tort, puisqu’elle n’est qu’« illusion »)… La question sera ici de savoir à partir de quels principes raisonner, selon quelles intuitions fondatrices, et – surtout ! – ce qu’elles valent en réalité…
Je me méfie personnellement de ces constructions a priori, où l’on pose arbitrairement des postulats à partir desquels on déduira la réalité (au prix de quelques déformations ou rejets si la réalité ne « colle » pas avec le raisonnement). L’analyse que je retiens pour ma part n’est pas déductive, mais inductive, car fondée sur l’expérience qui est toujours première.
Il ne s’agit pas en effet de raisonner en l’air, pour le plaisir de faire fonctionner ses petites cellules grises, mais de raisonner en fonction de la réalité objective scientifiquement explorée, de réfléchir sur ce donné expérimental que nous n’avons pas construit, et de le penser correctement, jusqu’au bout.
Raisonner correctement, ce n’est pas seulement tenir un discours cohérent, mais tenir un discours en rapport avec le réel. La rationalité ne se définie pas en effet d’une manière purement formelle, mais uniquement dans sa relation avec l’expérience, ce que les psychiatres appelaient naguère la « fonction du réel » : le schizophrène peut ainsi raisonner correctement du point de vue de la logique pure (on a même remarqué qu’il raisonnait trop !), mais ce qui manque à son discours ou à son raisonnement pour être authentiquement rationnel, c’est précisément la « fonction du réel ».
Eh bien, c’est cette fonction du réel qui sera la clef de voûte de la « philosophie première » qui consiste non pas à raisonner dans le vide, mais à partir de l’expérience scientifiquement explorée ; elle ne comporte dès lors par principe et par méthode aucun a priori. Selon cette démarche, on part de l’expérience, et l’on fait de l’expérience le critère de la vérité. Non que nous restions prisonniers de ce qui est mesurable et vérifiable empiriquement. Mais nous nous efforçons de penser le réel tel qu’il nous est donné dans notre expérience, jusqu’au bout, et de traiter les problèmes rationnels posés par ce réel dont nous faisons l’expérience. Comprends bien Miky qu’il ne s’agit pas d’ajouter quoi que ce soit au réel, mais de découvrir ce qu’il implique, ce qu’il pré-suppose, pour être ce qu’il est, et comme il est.
Amarré ainsi à la réalité explorée scientifiquement, nous ne risquons plus de voguer dans l’imaginaire ou l’arbitraire. Nous avons le contrôle de l’objet et le contrôle de l’expérience. Ce qui empêchera notre esprit de divaguer… et le philosophe de dire n’importe quoi !
Tu évoques enfin, Miky, les critiques de Kant… Mais ses critiques ne portent en réalité que sur la philosophie postcartésienne qui ne part pas de l’expérience objective, mais du cogito, et dont tout l’édifice se déduit et se construit à partir de là. Ce sont les grands systèmes métaphysiques de Descartes, Spinoza, Leibniz, Malebranche, Fichte, Schelling ou Hegel que Kant a si abondamment critiqués, en ce qu’ils procèdent totalement a priori et par purs concepts, indépendamment de l’expérience. La critique que Kant fait de ces métaphysiques est certainement justifiée. Mais elle ne concerne pas, me semble-t-il, la philosophie première qui ne procède pas a priori, d’une manière déductive, mais tout au contraire a posteriori selon une méthode inductive. Il est ainsi manifeste que Kant n’a jamais lu la moindre page d’un Saint Albert le Grand, d’un Saint Thomas d’Aquin, d’un Saint Bonaventure ou d’un Jean Duns Scot, puisque sa critique ne les concerne en aucune manière. Il convient donc de la relativiser, et de ne pas rejeter… a priori une métaphysique exempte des critiques kantiennes, et peut-être plus largement, de toute critique.