Extrait du remarquable ouvrage de Claude Tresmontant : « Comment se pose aujourd’hui le problème de l’existence de Dieu » (Editions du Seuil, 1966) – un ouvrage de référence qui ne doit manquer à la bibliothèque de quiconque (croyant ou non-croyant) s’interroge sur l’existence de Dieu.
On trouve dans l’histoire des métaphysiques des doctrines panthéistes en grand nombre, des cosmologies panthéistes puissantes et belles : en Inde avec la théosophie brahmique, en Grèce avec les philosophes présocratiques, puis avec Platon, Aristote, les stoïciens, Plotin, en Europe avec Spinoza par exemple. Ces métaphysiques enseignent que le monde est incréé, éternel, impérissable, car il est divin, il est l’Être absolu. Les astres sont divins, et toutes choses, à des degrés divers, sont animées.
Il existe aussi dans l’histoire des métaphysiques un courant, une tradition, une espèce de pensée qui n’est pas panthéiste : c’est l’espèce métaphysique qui a pour origine la pensée hébraïque biblique, et qui se continue par la pensée juive, la philosophie chrétienne et la philosophie arabe orthodoxe : selon cette métaphysique, le monde n’est pas l’absolu, rien de ce qui est du monde n’est divin, le monde n’est pas l’Être absolu et nécessaire. Il n’est pas le Rocher, il n’est pas la Consistance. Le monde existe bien réellement, mais il ne suffit pas à rendre compte par lui-même de son existence, ni de ce qu’il contient, ni de son développement. Il est ontologiquement insuffisant. Il dépend d’un autre.
Mais notez bien combien sont rares les philosophies réellement athées.
Du côté de l’Inde, on relève au VIe siècle avant notre ère le jaïnisme, qui professe un atomisme, une monadologie sans dieu, et l’éternité du monde. En Grèce, vous connaissez aussi une tradition atomiste avec Leucippe de Milet, Démocrite d’Abdère au Ve siècle avant notre ère. Les atomistes grecs ne sont pas absolument athées : ils pense que les dieux ne s’occupent pas du monde. Les atomes matériels éternels sont incréés. Ils s’arrangent entre eux pour produire les êtres qui constituent le monde que nous connaissons.
Ces philosophes s’accordent – ils sont bien obligés de le faire, comme nous tous – l’existence d’une matière. Ils affirment qu’elle est éternelle. Mais de l’existence de cette matière, ils ne rendent pas compte : or, c’est justement là qu’est la question. De même, ils ne rendent pas compte, comme le notait déjà Aristote, du mouvement qui anime les atomes : cela aussi, ils se le donnent pour accordé. Cela fait beaucoup de choses que l’on accorde. Enfin, lorsqu’ils pensent pouvoir expliquer l’organisation de la matière et la constitution des êtres vivants et organisés par un mouvement éternel des atomes qui s’entrechoquent au hasard, ils font preuve – et il n’y a pas lieu de le leur reprocher – d’une immense ignorance de ce qui est en question.
Nous traiterons (…) le problème philosophique posé par l’organisation de la matière : nous verrons avec l’unanimité des biochimistes et des biologistes qui ont réfléchi au problème, que l’explication des atomistes grecs, l’explication par le mouvement désordonné des atomes et le hasard, est très exactement un conte pour enfants. Le roman atomiste peut servir encore aujourd’hui pour apprendre le latin aux enfants à qui l’on fait traduire le De Natura rerum de Lucrèce. Il peut charmer par sa poésie. Il peut même consoler quelque vieil homme ignorant la biologie et qui veut bien se préparer dignement à la mort selon l’esprit du matérialisme ancien : il ne peut plus du tout se présenter comme une explication de quoi que ce soit. Mais, notez-le bien, à part la tentative d’explication atomiste des anciens philosophes grecs Leucippe et Démocrite, qu’est-ce qui existe comme philosophie athée s’efforçant de rendre compte de l’existence du monde et de ce qu’il contient ? On n’en voit pas d’autre. Et au XIXe siècle encore, lorsqu’on voulait proposer une cosmologie athée, c’est vers l’atomisme des anciens qu’on se tournait. Aujourd’hui, nous le verrons, les choses sont plus difficiles, parce qu’on connaît la complexité énorme d’un seul acide aminé, d’une seule protéine : et pour constituer une seule cellule, il faut des millions de macromolécules de protéines : l’explication par le hasard n’est plus valable. Il faut inventer autre chose.
Mais il faut rendre hommage à l’atomisme ancien : il a au moins représenté un effort pour proposer une cosmologie athée.
Qu’est-ce qui existe aujourd’hui pour le remplacer ? On ne voit rien.
L’atomisme échoue à rendre compte rationnellement du réel dans une perspective athée. Il échoue, parce qu’il ne répond pas aux questions posées par l’existence même de la matière, et par l’organisation de la matière.
Il ne nous reste donc toujours que deux métaphysiques entre lesquelles il faut choisir : la métaphysique panthéiste et la métaphysique de la Création.
L’histoire des philosophies ne nous propose pas une seule philosophie cohérente et tenant compte du monde réel, qui réponde dans une perspective purement athée aux problèmes métaphysiques posés par ce monde réel avec tout ce qu’il contient.
L’athéisme pur est rare dans l’histoire des philosophies, et lorsqu’il existe, c’est qu’il néglige de traiter les problèmes rationnels qui se posent inévitablement à la raison humaine lorsqu’elle réfléchit sur le monde. Il est facile, très facile, de se dire athée. Il est plus difficile de penser le monde dans une perspective athée. Nous aurons même à nous demander si c’est possible et nous serons amené à conclure que non : l’athéisme en fait est impensable, pour peu qu’on tienne compte du monde réel, et il n’a d’ailleurs jamais été pensé jusqu’au bout.