Cher Xavier, je réponds à votre commentaire à mon article sur le dialogue interreligieux. Et je remercie vivement au passage notre frère Armel de son intervention dans ce débat – Armel, c’est toujours un plaisir de te lire sur ce blog !
1. « Je constate quand même que la Bible ne pense tout à fait comme vous : certes, l'exemple est primordial mais il y aussi l'annonce explicite. De fait, je constate que nombre de catholiques se cachent souvent derrière "l'exemple de vie" pour éviter d'avoir à annoncer que le Christ est mort et ressuscité. »
Mais où avez-vous lu que je déconseillais l’annonce explicite de l’Evangile ???? Ma référence biblique, disais-je, c’est le dialogue du Christ avec la Samaritaine. Dans ce passage, on voit bien que Jésus révèle à cette femme le secret de son identité. Simplement, il le fait avec prudence et délicatesse, en partant de ce qu’elle est, de ce qu’elle vit et de ce qu’elle croit. C’est ainsi que le Seigneur évangélise (et c’est le modèle que nous, disciples du Maître, devons suivre). Jésus ne vient pas asséner à la femme de Samarie ses vérités de haut, comme si elles étaient étrangères à elle, extérieures à son histoire, à ses convictions, mais… il vient les lui suggérer de bas bien plutôt, dans l'humilité (qui est la vertu essentielle), en l’incitant à poursuivre son cheminement intérieur plus avant.
Comme le dit excellemment Armel : « Quand St Paul s'adresse aux païens, il ne commence pas par dire "vous avez tout faux", mais "vous mentionnez d'un dieu inconnu, là : et bien moi je viens vous parler de ce dieu qui vous est inconnu". Quand les missionnaires vont vivre avec les sioux ou les iroquois, ils ne disent pas d'abord "vous racontez n'importe quoi" mais "ce Wakan Tanka, ce Grand Esprit, que vous invoquez, c'est de lui que je viens vous parler". »
Evangéliser à la manière du Seigneur, me paraît donc supposer trois choses :
1°) La manifestation d’un comportement chrétien d’ouverture, d’accueil et de dialogue.
Ce n’est certes pas le tout de l’évangélisation (ainsi que vous semblez vouloir me le faire dire) : mais c’est assurément là le point de départ fondamental !
Il ne s’agit pas d’opposer l’annonce explicite du Christ et le comportement individuel à l’égard d’autrui (comme s’il fallait choisir entre les deux options ; comme si les deux n’étaient pas conciliables), mais de les unir tout au contraire, en vue d’une annonce cohérente.
Pour annoncer un Dieu qui veut le bien de tous les hommes, il faut commencer par manifester dans notre vie cet amour même de Dieu dont nous témoignons envers tous les hommes. Faute de quoi nous ne serons pas crédibles, et notre témoignage sera suspect.
Quand j’écris que « notre mission est de témoigner d’abord du Christ en personne, de son attitude bienveillante et amicale envers les hérétiques et les païens, avant même son message » (c’est la phrase que vous me reprochez d’avoir écrite), je dis bien : « avant » son message, et non pas « au lieu de » son message.
Simplement, le message sera d’autant mieux perçu que les croyants des autres traditions religieuses percevront « la bonne odeur du Christ » dans nos gestes et notre attitude envers eux (cf. 2 Co 2. 15).
C’est l’exemple que citait Armel de l’auteur du livre « Le prix à payer ».
Et c’est ce qu’écrivait également le Pape Paul VI dans son exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi (que je vous invite à relire entièrement) :
« L’Evangile doit être proclamé d’abord par un témoignage. Voici un chrétien ou un groupe de chrétiens qui, au sein de la communauté humaine dans laquelle ils vivent, manifestent leur capacité de compréhension et d’accueil, leur communion de vie et de destin avec les autres, leur solidarité dans les efforts de tous pour tout ce qui est noble et bon (…). Par ce témoignage sans paroles, ces chrétiens font monter, dans le cœur de ceux qui les voient vivre, des questions irrésistibles : Pourquoi sont-ils ainsi ? Pourquoi vivent-ils de la sorte ? Qu’est-ce – ou qui est-ce – qui les inspire ? Pourquoi sont-ils au milieu de nous ? Un tel témoignage est déjà proclamation silencieuse mais très forte et efficace de la Bonne Nouvelle. Il y a là un geste initial d’évangélisation. Les questions que voilà seront peut-être les premières que se poseront beaucoup de non chrétiens (…). D’autres questions surgiront, plus profondes et plus engageantes, provoquées par ce témoignage qui comporte présence, participation, solidarité, et qui est un élément essentiel, généralement le tout premier, dans l’évangélisation. » (§ 21)
« Pour l’Eglise, le témoignage d’une vie authentiquement chrétienne, livrée à Dieu dans une communion que rien ne doit interrompre mais également donnée au prochain avec un zèle sans limite, est le premier moyen d’évangélisation. L’homme contemporain écoute plus volontiers les témoins que les maîtres (…) ou s’il écoute les maîtres, c’est parce qu’ils sont des témoins. (…) C’est donc par sa conduite, par sa vie, que l’Eglise évangélisera tout d’abord le monde » (§ 41)
2°) Ceci étant posé, le chrétien a le devoir de témoigner du Christ aussi par sa parole – c’est peut-être un point sur lequel je n’ai pas assez insisté. Le dialogue interreligieux, par définition, doit être une occasion d’échange et de partage de nos expériences religieuses respectives, dans la charité ; un lieu de libre expression réciproque sur nos manières de concevoir et vivre notre relation à Dieu et aux autres. Ce qui implique la libre affirmation à nos interlocuteurs musulmans de notre Credo – qu'il ne s'agit nullement d'occulter ni de relativiser.
Reprenons à cet égard l’exhortation apostolique du Pape Paul VI :
« Nous voulons relever surtout aujourd’hui que ni le respect et l’estime envers [les autres] religions, ni la complexité des questions soulevées ne sont pour l’Eglise une invitation à taire devant les non chrétiens l’annonce de Jésus-Christ. Au contraire, elle pense que ces multitudes ont le droit de connaître la richesse du mystère du Christ dans laquelle nous croyons que toute l’humanité peut trouver, dans une plénitude insoupçonnable, tout ce qu’elle cherche à tâtons au sujet de Dieu, de l’homme et de son destin, de la vie et de la mort, de la vérité. Même devant les expressions religieuses naturelles les plus dignes d’estime, l’Eglise s’appuie donc sur le fait que la religion de Jésus, qu’elle annonce à travers l’évangélisation, met objectivement l’homme en rapport avec le plan de Dieu, avec sa présence vivante, avec son action ; elle fait rencontrer ainsi le mystère de la Paternité divine qui se penche vers l’humanité ; en d’autres termes, notre religion instaure effectivement avec Dieu un rapport authentique et vivant que les autres religions ne réussissent pas à établir, bien qu’elles tiennent pour ainsi dire leurs bras tendus vers le ciel. » (§ 53)
3°) Maintenant, il convient d’apporter une importante nuance au 2°) ci-dessus exposé concernant l’annonce explicite de l’Evangile. Quand bien même nous avons l’impérieux devoir d’annoncer Jésus-Christ au monde – et à nos frères musulmans en particulier (« Malheur à moi si je n’évangélise pas ! » - 1 Co 9. 16), nous devons le faire avec prudence et délicatesse. Toute la Bible témoigne d’un Dieu qui se révèle à un peuple, non pas d’un coup et entièrement, mais progressivement, dans une histoire, une expérience commune, qui s’inscrit dans le temps. Jésus lui-même prendra du temps pour conduire ses disciples dans l'intelligence du mystère de sa personne. Et à la fin de sa vie terrestre, il avouera leur tenir caché « beaucoup de choses », ne les jugeant pas suffisamment mûrs et « forts » pour les « porter » (cf. Jn 16. 12).
Le disciple n’est pas au-dessus du Maître : si le Maître s’est révélé aux hommes avec patience et pédagogie, nous aussi, nous devons être patients et pédagogues dans nos relations avec les autres. Il n’y a pas d’évangélisation authentique si nous n’avons pas le souci de la personne à qui nous nous adressons, et des vérités qu’elle est capable de « porter ».
L’évangélisation n’est pas un bourrage de crâne ; ce n’est pas une entreprise de propagande publicitaire, un prosélytisme intrusif ; les chrétiens ne sont pas des militants politiques, ni des représentants de commerce. Ce serait trop facile. Il suffirait de crier l’Evangile sur tous les toits – de nous cotiser par exemple pour faire paraître une publicité avant le Journal de 20 heures : « Christ est mort et ressuscité pour votre Salut ! » – et nous pourrions rentrer chez nous en sifflotant, l’esprit tranquille, heureux d’avoir accompli notre mission. Nous serions quitte de notre devoir d'évangéliser. C’est un peu plus compliqué que cela… L’Evangile se communique dans la manifestation d'un amour, qui implique une relation personnelle avec celui que l’on veut évangéliser (le Cardinal Lustiger aimait à dire qu’on n’évangélise pas des « masses », mais des « personnes »…) ; et que l'on fasse effort pour trouver le chemin de son coeur. Cela suppose un don de soi ; et un respect absolu de la personne rencontrée, de son cheminement spirituel, de sa liberté.
Paul VI à nouveau : « L’oeuvre de l’évangélisation suppose, dans l’évangélisateur, un amour fraternel toujours grandissant envers ceux qu’il évangélise. Ce modèle d’évangélisateur qu’est l’Apôtre Paul écrivait aux Thessaloniciens cette parole qui est un programme pour nous tous : “Telle était notre tendresse pour vous que nous aurions voulu vous livrer, en même temps que l’Evangile de Dieu, notre propre vie, tant vous nous étiez devenus chers”.
« Quelle est cette affection ? Bien plus que celle d’un pédagogue, elle est celle d’un père ; et plus encore : celle d’une mère. C’est cette affection que le Seigneur attend de chaque prédicateur de l’Evangile, de chaque bâtisseur de l’Eglise. Un signe d’amour sera (…) le respect de la situation religieuse et spirituelle des personnes qu’on évangélise. Respect de leur rythme qu’on n’a pas le droit de forcer outre mesure. Respect de leur conscience et de leurs convictions, à ne pas brusquer. » (§ 79)
Le dialogue interreligieux s’inscrit dans cette démarche d’évangélisation prudente et respectueuse. Voilà pourquoi elle peut paraître frustrante à quiconque veut en découdre avec l’islam…
2. « une chose est certaine : les Pères de l'Église ont combattu le paganisme, non pas en passant de la pommade aux doctrines païennes mais en réfutant le faux et en prêchant le vrai. Loin de moi l'idée de nier l'importance du dialogue avec les musulmans mais où sont les catholiques qui réfutent l'islam ? »
Eh bien,… sur ce blog par exemple ! Je ne crois pas manifester par mon travail un quelconque relativisme, ni la moindre « complaisance pour une doctrine résolument anti-christique (puisqu'elle nie le Père et le Fils, ainsi que la crucifixion et la Résurrection du Seigneur). »
Mais comme je l'évoquais plus haut, le dialogue interreligieux selon l’Eglise catholique n’est pas une disputatio (même si parfois, elle y conduit, et qu’elle est nécessaire par ailleurs). Comme dit Armel, « démontrer en quoi l'autre se trompe n'est qu'une petite partie de ce dialogue. » Il ne s’agit pas seulement (ni premièrement) de débattre de nos positions théologiques respectives – car alors, on ne pourrait rien construire ensemble ; le dialogue se transformerait vite en foire d’empoigne. Le dialogue interreligieux vise d’abord à établir des ponts entre les croyants de toutes religions, par la recherche d’une amitié fondée sur nos croyances réciproques.
On peut ne pas toujours être d’accord avec ses propres amis (avec leurs convictions religieuses, politiques, morales…). Il n’empêche qu’on les aime quand même et qu’on estime cet amour mutuel désintéressé comme une richesse en soi – qui manquerait cruellement s’il venait à se briser. Eh bien, c’est ce trésor de l’amitié que l’Eglise recherche avec tous les croyants (et au-delà du dialogue interreligieux : avec tous les hommes de bonne volonté qui recherchent la vérité et écoutent avec droiture la voix intérieure de leur conscience).
Dans le dialogue interreligieux se fera jour un certain nombre de points d’accords fondamentaux, pouvant servir de base à un témoignage universel dans un monde qui a perdu le sens de Dieu et le sens de l’homme – ce témoignage sera d’autant plus fort qu’il sera commun à tous les croyants de toutes les religions.
Dans le dialogue interreligieux se fera jour aussi un certain nombre de différences irréductibles. Il conviendra d’en prendre acte, de les assumer, et de les dépasser par ces liens d’amour mutuel que nous aurons su tisser les uns avec les autres – et qui a du prix en soi, indépendamment de nos divergences doctrinales. C’est sur ce terreau de l’amitié, de la bonne volonté de chacun, de l’ouverture au dialogue, de l’accueil bienveillant des traditions religieuses jusque dans leur différence, que l’Evangile pourra être annoncé – et que la bonne semence pourra germer.
Nous reviendrons dans un article ultérieur sur le contenu du dialogue interreligieux – dans une synthèse de la pensée du Pape Benoît XVI à ce sujet.
3. « Ainsi, on voit tel prêtre annoncer qu'il lui arrive de prier avec le coran (comme si la Bible ne suffisait pas), tel laïc dire sottement que la Bible et le coran c'est globalement le même message, telle prière commune établie pour que chrétiens et musulmans puissent "prier" ensemble ce qui revient TOUJOURS à diminuer la foi chrétienne, etc. »
Je suis tenté ici de reprendre in extenso le propos de notre ami Armel : « Il serait bon d'être précis : de qui parle-t-on ? Est-ce de la doctrine catholique, la doctrine de l'Église catholique sur le sujet du dialogue avec les non catholiques ? Ou bien est-ce de l'attitude de certains catholiques ? Ce n'est pas la même chose. Par exemple, quant à l'annonce de la foi catholique, il me semble que le pape est assez clair à ce sujet, de même qu'il n'est jamais ambigu dans ses déclarations sur le sujet. Ce que vous pointez c'est donc plutôt le défaut de certains – défaut de leur temps, d'ailleurs, de leur époque, qui sans doute les a trop influencé sur ce point –, de ne plus oser affirmer réellement leur foi ni rechercher la vérité, pour éviter les dissensions à tout prix et obtenir une sorte de consensus mou : soit. Mais ce n'est pas "les catholiques", cela, ni le dialogue auquel appelle l'Église catholique. Or, c'est bien [de cela dont il est question ici] : ce qu'affirme et ce à quoi appelle et encourage l'Église catholique. »
4. « Un dialogue authentique est un dialogue en vérité. Ce n'est pas en se voilant la face (sans mauvais jeu de mots) ou en multipliant les bons sentiments que nous allons participer au combat de Dieu. »
On rappellera quand même que le « combat de Dieu » n’est pas un combat dirigé contre des hommes, mais contre « les forces invisibles, les puissances des ténèbres qui dominent le monde, les esprits du mal qui sont au-dessus de nous » (Ep. 6. 12).
5. « Alors, oui, il faut évangéliser par l'exemple mais je suis au regret de constater que ce leitmotiv porte des fruits bien maigres : les musulmans convertis ne se pressent pas aux portes des églises. »
Il y en a quand même ! Mais admettons... Ce que le Seigneur nous demande, ce n’est pas de réussir, mais de travailler (St Jean Chrysostome). On ne mesure pas l’efficacité d’une action apostolique au nombre des convertis – parce que l’avancée du Royaume de Dieu dans le monde ne s’évalue à la manière du monde. Le plus souvent même, les fruits d’une bonne œuvre restent invisibles à nos yeux – selon un décret de la divine Providence elle-même, pour nous préserver de l’orgueil. Mais dans la communion des Saints, nous sommes assurés que les bonnes œuvres profitent à l’Eglise et au monde. Qui sait par exemple si le dialogue interreligieux ne contribue pas au Salut des âmes des terroristes islamistes qui martyrisent les chrétiens de par le monde ? « Si nous plaçons notre confiance dans le Seigneur et que nous suivons ses enseignements, nous recueillerons toujours d’immenses récompenses » (Benoît XVI, à Malte, le 18 avril 2010). Cette simple promesse suffit au missionnaire de l’Evangile.
6. « A mon sens, l'Église a perdu ce souffle de l'évangélisation. Oh, ce n'est que passager, bien entendu - je la crois guidée par l'Esprit – mais je crois qu'il y a un réel problème de nos jours avec la notion de vérité et le fait d'annoncer explicitement et sans détours la Bonne Nouvelle. »
Personnellement, je ne reconnais pas mon Eglise dans cette présentation.
L’Eglise du Pape Benoît XVI, une Eglise qui a un « réel problème avec la notion de vérité » ? (je rappelle que la devise pontificale du Saint Père est… « Collaborateur de la Vérité » !)
L’Eglise des communautés charismatiques, qui a un « réel problème avec le fait d’annoncer explicitement et sans détours la Bonne Nouvelle » ?
Non vraiment, je ne sais pas de quoi vous parlez...
7. « Laisser entendre que la façon actuelle qu'à l'Église de s'y prendre est la bonne me semble très discutable dans les faits... »
Je vous renvoie alors à ce que je disais au sujet de Michel, et de ce protestantisme latent que l’on retrouve chez nombre de catholiques, qui tend à réduire l’Eglise à une simple réalité institutionnelle et humaine – comme si Dieu n’avait rien à voir avec son gouvernement actuel…
Je rappelle à toutes fins utiles la finale de la Déclaration Nostra Aetate, qui est la Magna Charta du dialogue interreligieux initié par l’Eglise catholique depuis le dernier Concile : « Tout l’ensemble et chacun des points qui ont été édictés dans cette déclaration ont plu aux Pères du Concile. Et Nous, en vertu du pouvoir apostolique que Nous tenons du Christ, en union avec les vénérables Pères, Nous les approuvons, arrêtons et décrétons dans le Saint-Esprit, et Nous ordonnons que ce qui a été ainsi établi en Concile soit promulgué pour la gloire de Dieu. » Toute l’autorité de l’Eglise se trouve donc solennellement engagée dans le dialogue interreligieux, en sorte qu’il n’est pas possible de le contester sans remettre gravement en cause la « catholicité » de son engagement chrétien.