Suite à un récent échange avec Miky sur le sujet (cf. Commentaires n° 13 et 14), je souhaiterais revenir sur la question du néant, en essayant de l'approfondir un peu.
Le néant existe-t-il ?
La question peut paraître saugrenue à première vue, tant il est vrai que le néant est précisément et par définition ce qui n’est pas. Il ne peut donc avoir, en toute rigueur, d’« existence » à proprement parler.
Le philosophe Henri Bergson a émis, dans son fameux ouvrage "L'Evolution créatrice", une importante critique de l’idée de néant. Le point de départ de son raisonnement était la question métaphysique sur laquelle tout philosophe a un jour réfléchi, et qui interpelle l’humanité depuis la nuit des temps : « Pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? »
Cette question, disait Bergson, est en réalité une fausse question. Car à bien la considérer, elle présuppose la possibilité du néant. Elle sous-entend qu’il pourrait - ou devrait - ne rien y avoir. Bref ! que le néant « existe » en quelque manière ; qu’il est possible en tous les cas qu’il ait « existé ».
Or, le néant n’existe pas. Il n’a jamais existé. Il est dans l’impossibilité même d’exister, puisqu’il est la négation même de l’être. Conclusion : le néant est impensable. Le mot même de néant ne recouvre aucune pensée réelle. Elle n’est pour Bergson qu’une pseudo-idée.
La question de l’existence ou de la possibilité du néant n’ayant pas de sens, la question de savoir « pourquoi il y a de l’être plutôt que rien » n’en a donc pas non plus. Il est dès lors absurde de se la poser.
Si ce que dit Bergson est vrai, et que le néant n’existe pas (ce qui nous paraît tomber sous le sens!) ; si l’être existe par nécessité depuis toujours et pour toujours (parce que c’est comme ça, et qu’il ne peut pas en être autrement), devons-nous alors renoncer à nous poser la question de l’existence de Dieu, fermer définitivement le Blog Totus-Tuus, et partir à la pêche à la ligne prendre un repos (dont on pourrait du coup douter qu’il soit bien mérité…)?
La question se pose, car si l’être existe nécessairement, et que le néant n’existe pas par définition, alors… Dieu n’est plus nécessaire ! L’univers est : un point c’est tout ! Il ne peut pas ne pas être. La question de son existence, de son origine, de sa cause ontologique, tout ça, tout ça,… ne se posent plus, puisque l’être ne peut pas ne pas être, et que le non-être ne peut être.
Oui, mais…
Cette dernière appréciation présuppose elle-même que l’Univers soit l’être absolu, le seul être existant, l’être tout simplement. Or, tel est précisément ce qu’il convient d’établir. La question que nous posons n'est pas de savoir "pourquoi il y a de l'être plutôt que rien", mais : d'où vient l'univers ; elle ne porte pas sur la question de l'être en général, mais sur la question de l'être de l'univers en particulier. Toute la question est en effet de savoir si nous avons le droit d’identifier l’être de l’univers avec l’être pris absolument. Et cette question se pose avec d’autant plus d’acuité que nous avançons dans la connaissance de l’histoire et de la structure de l’univers. Plus les sciences positives progressent, et plus nous nous rendons compte… que l’existence de l’univers ne va pas de soi, et qu’il est de moins en moins évident que l’univers soit l’Être nécessaire, le seul être, ainsi que le croyait Parménide.
Si l’on pose arbitrairement que l’univers est l’Être même, le seul être possible, l’Être nécessaire, alors la critique bergsonienne de l’idée de néant nous conduit inévitablement à la conception parménidienne de l'univers : l’Univers, qui est l’Être absolu, est incréé, éternel, et impérissable. Le problème, c'est que les sciences positives nous révèlent que notre univers a eu un commencement (le Big Bang), connaît un développement (une Evolution), et subira un vieillissement qui le conduira inéluctablement à la mort. C’est là une donnée scientifiquement établie. Il est donc impératif que nous l’intégrions dans notre réflexion sur l’être de l’univers. De crainte de nous égarer. Si l'on est à tout le moins attaché à la raison, il ne nous est pas permis de ne pas en tenir compte.
Or, si l’univers réel ne correspond pas à ce qu’il devrait être si le néant n’existait pas et si l’univers était le seul être ; comme le néant ne peut pas exister : il faut donc admettre que l’univers n’est pas le seul être.
Notons d’ailleurs que la critique de Bergson du néant n’est pas incompatible avec la considération que notre univers ait eu un commencement temporel. Elle n'implique nullement en effet que l'univers soit l'Être nécessaire, le seul être, l'être pris absolument. La critique du néant par Henri Bergson est celle du néant absolu, total, radical. Et par néant absolu, il faut entendre, dans le langage du philosophe, l’absence de tout être : de l’être de l’univers et de tout ce qu’il contient, en particulier ce « roseau pensant » qu’est l’homme ; mais aussi l’absence de tout être qui ne serait pas l’univers, et en particulier l’être même de Dieu. Pour Bergson, cette idée là d’un néant absolu, total, radical est impensable ; l’opération intellectuelle qui consiste à vouloir annihiler tout être est impossible.
La critique bergsonienne de l’idée de néant absolu permet donc de conclure qu’un être au moins est nécessaire. La question sera ensuite de savoir quel est cet être : l’être de l’univers, OU BIEN un autre Être qui présenterait toutes les caractéristiques de l’Être absolu : incréé, éternel, et impérissable,… cet Être même que nous appelons Dieu.
Ainsi que l’écrivait Henri Bergson lui-même, dans une Lettre (publiée dans Les Etudes, 1912, page 514) : « L’argumentation par laquelle j’établis l’impossibilité du néant n’est nullement dirigée contre l’existence d’une Cause transcendante au monde : j’ai expliqué au contraire qu’elle vise la conception spinoziste de l’être. Elle aboutit simplement à montrer que quelque chose a toujours existé. Sur la nature de ce « quelque chose » elle n’apporte, il est vrai, aucun conclusion positive ; mais elle ne dit, en aucune façon, que ce qui a toujours existé soit le monde lui-même, et le reste du livre dit explicitement le contraire ».
Pour Bergson, qui rejoint ainsi les intuitions d'un Maïmonide ou d'un St Thomas d’Aquin : il n’y a jamais eu de néant absolu. S’il y avait eu un néant absolu, rien ne serait de toute éternité, car le néant est stérile : il ne saurait produire aucun être. Or, il y a de l’être : l’être du monde, et le nôtre. Comme rien ne permet de dire que ce monde soit l’Être nécessaire (les dernières avancées de la science plaideraient plutôt en faveur du contraire…), il faut donc reconnaître qu’un être existe possiblement, qui n’est pas le monde, et qui est nécessaire.