La question de Jésus : "Qui dites-vous que je suis?" reste actuelle. Aujourd'hui, tout comme il y a deux mille ans, beaucoup de gens ne voient en lui qu'un prophète, un sage qui a enseigné une doctrine morale. Ils ne comprennent pas pourquoi Jésus le Nazaréen, et non Esaïe ou Moïse, est appelé par des millions de personns "le Fils unique, de la même nature que le Père".
Où réside l'attraction unique que Jésus exerce? Dans sa doctrine morale? Mais des éthiques élevées ont aussi été professées par Bouddha, Jérémie, Socrate, Sénèque... Comment le christianisme aurait-il pu l'emporter sur de telles doctrines "concurrentes"? En outre, et c'est le plus important, l'Evangile ne ressemble en rien à une simple prédication édifiante.
Nous pénétrons ici le domaine le plus mystérieux et le plus difficile de la Nouvelle Alliance. L'abîme qui sépare le Fils de l'homme de tous les philosophes, moralistes et fondateurs de religions, nous devient manifeste.
Même si Jésus vit effectivement comme un prophète, ce qu'il dit de lui-même ne nous permet pas de le mettre sur le même plan que les autres maîtres de l'humanité. En effet, chacun d'eux se considérait comme rien plus qu'un homme, qui avait trouvé la vérité et qui se sentait appelé à la transmettre aux autres. Tous ces maîtres voyaient clairement la distance qui les séparait de l'Eternel. Le cas de Jésus est complètement différent. Lorsque Philippe le prie timidement de leur montrer le Père, Jésus lui répond par des mots que Moïse, Confucius et Platon n'auraient jamais dits : "Il y a si longtemps que je suis avec vous et tu ne me connais pas, Philippe? Celui qui m'a vu a vu le Père". Ce maître, à qui l'exaltation et le mensonge sont complètement étrangers, se proclame Fils unique de Dieu avec conviction et spontanéité ; il parle non pas au nom de Dieu, comme tous les prophètes, mais en tant que Dieu même...
Rien de surprenant donc, dans le fait qu'encore aujourd'hui, Jésus-Christ demeure un mystère insoluble. De même, on peut comprendre ceux qui ont vu en lui un personnage mythique, bien que cette position puisse être considérée désormais comme dépassée. En effet, il est difficile d'accepter qu'en Israël un homme ait pu avoir le courage d'affirmer : "Le Père et moi, nous sommes UN" ; il est beaucoup plus facile, sans doute, d'imaginer que quelques Grecs ou Syriens aient tissé la légende du Fils de Dieu en remployant des bribes de croyances orientales. Les païens, en fait, croyaient que les dieux naissaient parfois sur terre et visitaient les mortels. Mais Jésus prêche dans un pays où personne ne peut prendre au sérieux les mythes de ce genre, où tout le monde sait bien que Dieu est incomparablement plus grand que tout homme. L'Eglise de l'Ancienne Alliance a payé cette vérité d'un prix trop élevé, elle a lutté trop longtemps contre le paganisme pour s'inventer un prophète qui puisse affirmer : "Je suis dans le Père et le Père est en moi". D'autres ont tenté d'expliquer le tout en faisant référence à l'apôtre Paul qui, selon eux, aurait créé le dogme de l'Incarnation. Mais en vérité, l'apôtre des peuples est juif jusqu'à la moelle des os et n'aurait jamais pu par lui-même imaginer un homme-Dieu.
Le paradoxe de Jésus réside justement dans sa dimension à la fois invraisemblable et historique. En vain, le fade rationalisme "euclidien" s'efforce-t-il de résoudre son mystère. Quelqu'un a demandé un jour au grand connaisseur de l'Antiquité Théodor Mommsen pourquoi il ne fait aucune référence au Christ dans ses oeuvres. Sa réponse a été : "Je ne le comprends pas, c'est pourquoi je préfère ne pas en parler." Le philosophe Spinoza, bien qu'il ne fût pas chrétien, reconnaissait que la Sagesse divine "s'est exprimée surtout à travers Jésus-Christ". Napoléon, qui pendant sa réclusion réfléchit logtemps sur les voies de l'histoire, disait à la fin de sa vie : "Le Christ attend de l'homme l'amour ; cela signifie qu'il veut ce que seulement avec d'énormes efforts on peut recevoir du monde, ce que, en vain, le sage n'exige que d'un petit nombre d'amis, ce que le père n'attend que de ses enfants, la femme que de son mari, le frère que de son frère ; bref, le Christ veut le coeur de l'homme, il le veut pour soi et l'obtient de manière illimitée. Lui seul a pu élever le coeur de l'homme vers ce qui est invisible, jusqu'au sacrifice de ce qui passe, et relier ainsi le ciel et la terre." Le païen Goethe a comparé Jésus au soleil : "Si quelqu'un me demande si ma nature me permettrait de m'agenouiller devant le Christ, je lui réponds : bien sûr! Je me prosterne devant lui comme devant la révélation divine du plus haut principe de moralité". Le mahatma Gandhi a écrit que pour lui, Jésus est "un martyr, l'incarnation de la capacité de sacrifice, un maître divin".
Telles sont les opinions d'un historien, d'un philosophe, d'un chef d'Etat, d'un poète et d'un sage qui ont réfléchi sur la personne du Christ. Mais si Jésus de Nazareth n'est pas un personnage mythique, ni simplement un réformateur de religion, qui est-il? Pour répondre à cette question, nous devons peut-être nous mettre à l'écoute de ceux qui parcouraient avec lui la Galilée, qui lui étaient toujours proches, avec qui il partageait ses sentiments les plus secrets. A la question "qui dites-vous que je suis?", ils ont répondu par les mots de Simon Pierre : "Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant..."
Extrait de la biographie spirituelle du Père russe orthodoxe Alexandre Men, "Jésus, le Maître de Nazareth", Nouvelle Cité. Le Père Alexandre Men a été le premier prêtre autorisé à enseigner la religion dans un lycée de l'Etat soviétique. Il a écrit et publié clandestinement de nombreux ouvrages qui sont une véritable catéchèse pour un monde déchristianisé. Il a été tué à coup de hache par des inconnus le 9 septembre 1990.