Je relisais récemment le recueil des actes du débat public s’étant déroulé, le 21 septembre 2000, entre le Cardinal Joseph Ratzinger, futur Pape Benoît XVI, et Paolo Flores d’Arcais, philosophe athée.
Dans ce débat, Paolo Flores d’Arcais opposait deux conceptions de la foi, dont celle, parfaitement inoffensive selon lui, fondée sur le Credo quia absurdum, c’est-à-dire « la foi comme scandale pour la raison » : « Si la foi c’est cela, il ne naîtra aucun conflit avec le non-croyant, car une foi de ce genre ne prétendra pas s’imposer, elle demandera seulement d’être respectée. Mais si la foi catholique prétend être le résumé et l’accomplissement de la raison, être les résumé et l’accomplissement de ce qui est le plus caractéristique de l’homme, être la véritable somme de la raison et de l’humanité, alors vous comprenez que, dans ce cas-là, le risque devient inévitable qu’elle ait ensuite la tentation de s’imposer, y compris avec le bras séculier de l’Etat. Car alors ceux qui seraient en conflit avec les préceptes de la foi, et surtout avec ses conséquences morales, seraient aussi contre la raison et contre l’humanité ».
Gad Lerner, le journaliste animant le débat, posa alors cette question au Cardinal : « Pourquoi, vous les chrétiens, vous les hommes de foi, ne renoncez-vous pas à la démonstration mondaine de la vérité (…), pourquoi prétendez-vous revêtir des habits de la raison ce qui de toute évidence est absurde ? Si vous acceptiez (…) l’idée de l’absurdité de la foi, eh bien, nous n’en demanderions pas plus, nous vous laisserions croire, nous vous laisserions croire parce que vous en avez la liberté, mais nous serions en sommes satisfaits que soit reconnue, établie, l’absurdité de cette foi ».
Réponse du futur Pape Benoît XVI : « Saint Pierre, dans sa première Epître, dit explicitement : vous devrez être toujours prêts à « rendre raison » de votre espérance, vous devez toujours apologein, rendre compte du Logos. Ce qui signifie que les chrétiens doivent être toujours prêts à démontrer le Logos, c’est-à-dire le sens profondément rationnel de leurs convictions. Naturellement (…), tout cela ne doit pas être imposé. On doit faire appel à la conscience et à la raison. C’est la seule instance qui puisse décider. Car c’est vraiment un péché que de penser : si ensuite la raison n’est pas prête, nous devons « l’aider », avec le pouvoir de l’Etat. Ceci est une grave erreur. Il ne faut donc pas s’imposer par le pouvoir – c’est un grand péché et une grave erreur – mais s’offrir à l’évidence de la raison et du cœur. »
Cet échange me paraît révélateur d’une certaine défiance de notre monde dans le pouvoir de la raison, que l’Eglise paraît seule aujourd’hui à vouloir réhabiliter par la voix de son Pape (au grand dam des philosophes!). La plupart de nos contemporains, comme désenchantés, ne semblent plus se fier à la réflexion et à la discussion pour donner un sens à leur vie. Il ne se posent plus les grandes questions qui ont pourtant traversées l’humanité : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi j’existe ? Où trouver le bonheur ?... Comme si tout n’était qu’illusion, comme si le bonheur n’était qu’une utopie, comme si la vérité n’existait pas…
Le PDG de British Airways, Willie Walsh, affirmait un jour qu’« un homme raisonnable n’aboutit à rien dans des négociations ». Or, dans notre monde, les négociations ne consistent pas à rechercher la vérité, mais à faire étalage de son habilité et de sa force. Ce qui importe, c’est de vaincre, de s’imposer.
L’une des grandes contributions de l’Eglise aux hommes de ce temps est sans aucun doute d’oser réaffirmer sa confiance en la raison. En dépit de toute la folie meurtrière du siècle dernier, de toute l’absurdité de la guerre et du génocide, l’Eglise proclame, à la lumière de la Révélation, que l’homme est un être doué de raison, et qu’il est fait pour la recherche de la vérité. Bien plus, qu’il est capable d’atteindre la vérité.
La conviction que l’homme est un être de raison fait pour la connaissance de la vérité est importante pour la vie en société. Car elle favorise la rencontre avec l’autre, l’ouverture, le dialogue, la recherche en commun. Une société ne serait pas viable si elle perdait confiance dans la possibilité de la vérité. Saint Augustin définissait ainsi l’humanité comme une « communauté de vérité ».
La notion de vérité rebute un certain nombre de personnes, semble-t-il. Sans doute parce qu’elle induit une certaine réduction de notre liberté. Une opinion se discute, se réfute, se dispute. Mais la vérité s’impose. On ne discute pas contre la vérité, on n’entre pas en débat avec elle. On la recherche, et quand on la trouve, on s’y soumet. Il est donc préférable en un sens qu’elle n’existe pas...
Il nous est ainsi souvent fait le reproche, à nous chrétiens, de prétendre « posséder » la vérité. Et il est vrai que nous pouvons avoir la tentation de le croire… Mais à y bien réfléchir, une telle prétention est absurde, et dangereuse pour notre vie spirituelle. Car si nous pouvons dire que nous avons rencontré la vérité, qui est le Christ, et que d'une certaine manière, nous la connaissons, il est abusif en revanche d’affirmer que nous la possédons. Cela voudrait dire que nous possédons Dieu…
En réalité, comme le Pape l'énonçait plus haut, la vérité ne doit pas être un enjeu de pouvoir, mais le lieu même de la rencontre, du dialogue, de la réflexion commune, et par suite, de la convivialité entre les hommes.
On raconte que Saint Dominique reçu l’inspiration de fonder l’Ordre des dominicains après une nuit passée à discuter avec un aubergiste hérétique. Ils avaient débattu toute la nuit. Il est difficile d'imaginer que Dominique ait passé la nuit à répéter sans cesse : « Tu as tort ! Tu as tort ! Tu as tort ! » On ne continue à discuter que parce que l’interlocuteur a raison lui aussi, d’une façon ou d’une autre. On ne discute pas pour vaincre ni s’imposer, mais pour que la vérité, elle, puisse triompher.
Nous ne pouvons donc véritablement nous rapprocher de ceux qui pensent différemment que si nous croyons pouvoir raisonner ensemble, et donc apprendre les uns des autres. La prétention à posséder la vérité ne peut qu’engendrer violence et intolérance – ce que le Cardinal Ratzinger considérait plus haut comme un « péché » et une « grave erreur ». Mais croire que ensemble, nous pouvons accéder à la vérité peut ouvrir des chemins de dialogue, d’écoute mutuelle et de paix avec tous les hommes.
Ainsi que le Pape Benoît XVI le déclarait aux évêques allemands, le dimanche 21 août 2005 : « De nombreuses personnes aujourd'hui sont en recherche. Nous aussi, nous le sommes (…). Nous devons respecter la recherche de l'homme, la soutenir, lui faire sentir que la foi n'est pas simplement un dogmatisme complet en soi qui éteint la recherche, la grande soif de l'homme, mais qui projette au contraire le grand pèlerinage vers l'infini ; qu'en tant que croyants, nous sommes toujours en même temps ceux qui cherchent et ceux qui trouvent (…). Nous devons soutenir les personnes dans leur recherche comme collaborateurs de leur recherche, et leur donner dans le même temps également la certitude que Dieu nous a trouvé et que nous pouvons donc également le trouver. »
Lors d'un débat entre Bertrand Russell et Freddie Copplestone, on en vint à se poser la question de savoir pourquoi l'univers existait. Russell affirmait que c'était là une question qui ne peut pas être posée. L'univers est là, c'est tout, c’est comme ça. Mais le philosophe chrétien lui faisait le grief d’abandonner la réflexion trop rapidement. Telle est notre mission, à nous chrétiens : nous devons être de ceux qui continuent à penser, à poser la question difficile, en quête de réponses. Nous devons interpeller les hommes sur le désir profond de vérité qui les habite, et les accompagner dans leur recherche. Mais nous ne pourrons le faire de façon convaincante que si nous sommes nous-mêmes perçus comme des pèlerins, des compagnons de route. Il faut que nous soyons perçus non seulement comme des gens qui enseignent, mais aussi comme des gens qui cherchent, et qui continuent à apprendre, qui s’enrichissent au contact des autres. L'Église doit avoir le courage de proclamer ses convictions, sans succomber à la terrible tentation du relativisme qui est renonciation à la raison et à la vérité ; mais elle doit avoir en même temps l'humilité de recevoir aussi des autres "les semences du Verbe" en qui elle croit et qu'elle adore. C’est cette humilité qui est le cœur même du mouvement œcuménique, et du dialogue interreligieux.
Comme disait saint Augustin : « celui qui pense que dans cette vie mortelle il est possible de disperser les brumes de l'imagination et de posséder la lumière limpide de la vérité immuable ne sait pas ce qu'il recherche et ne sait pas qui il est ».