[Lu dans la dernière livraison de la revue « Philosophie magasine » n° 5 de décembre 2006 – janvier 2007, cette intéressante réflexion de Denis Moreau, professeur de philosophie à l’université de Nantes, sur la question du "statut de la raison en contexte religieux".]
L’attention portée au court passage sur la critique de l’islam chez un Byzantin du XIVe siècle a pu masquer le thème central du « discours de Ratisbonne » prononcé par Benoît XVI en septembre : le statut de la raison, considérée en elle-même, et dans son éventuel usage en contexte religieux.
Sur la première question, le pape s’oppose sans surprise à une conception positiviste qui réserverait la rationalité aux seules sciences exactes. Il esquisse une « critique de la raison moderne » et réclame un « élargissement de notre concept de raison et de l’usage de celle-ci », notamment aux domaines de la philosophie et de la théologie.
Sur la seconde question, la thèse est schématiquement la suivante : lorsqu’on estime que Dieu existe, ou bien on considère qu’il y a du rapport, de la ressemblance entre raison humaine et raison divine ; Dieu et ce qui le concerne – la « religion » – sont alors légitimement objets d’un discours rationnel. Nous pouvons par exemple raisonner et débattre pour tenter de confirmer ou de critiquer les prescriptions morales des religions. Ou bien on estime que « Dieu est absolument transcendant, [que] sa volonté n’est liée à aucune de nos catégories, fût-ce celle du raisonnable ». Dans ce cas, Dieu est hors de portée de notre raison, ses décisions sont de notre point de vue aussi arbitraires qu’indiscutables (« c’est ainsi parce que Dieu l’a voulu »), et il est envisageable d’imposer l’obéissance aux prescriptions religieuses par des voies elles aussi arbitraires, notamment par la contrainte.
Le texte fait ensuite l’éloge de la rationalité et de la philosophie, présentées comme les outils privilégiés d’une religion ouverte au dialogue, et condamne l’irrationalisme religieux, qui dériverait facilement vers des formes violentes.
Cette analyse conduit-elle à superposer le couple rationalisme-irrationalisme ainsi entendu au couple christianisme-islam ? En quelques lignes caricaturales, Benoît XVI signale une forme d’irrationalisme islamique. Mais le volet polémique de sa critique de la déraison en théologie vise d’abord et explicitement la tradition intellectuelle chrétienne issue des théologies « volontaristes » du XIVe siècle (…).
Ce texte dégage donc une opposition de fond entre deux conceptions de la religion, mais ne la réduit pas à un choc du christianisme et de l’islam. Il suggère plutôt un affrontement séculaire et répété entre deux tendances présentes aussi bien dans l’islam que dans le christianisme. Ainsi considéré, il invite les croyants de tous pays à se défier de l’irrationalisme religieux et à s’unir en une sorte d’internationale philosophique pour discuter sous les auspices de la « rationalité élargie ». L’idée est assurément contestable. Mais après tout, on a connu et on connaît encore quelques croyants affairés à des activités moins raisonnables et pacifiques que celles-ci proposées.
Exagérons, pour conclure. Quel est le dernier ouvrage écrit par une personnalité d’envergure planétaire et qui défend mordicus l’importance de la philosophie et du travail des philosophes ? L’encyclique « Foi et raison » de Jean-Paul II. Et c’est l’actuel Pape qui a conduit une bonne partie des intellectuels, éditorialistes et chroniqueurs occidentaux à s’interroger, le temps d’une polémique, sur le statut de la raison, l’importance de la philosophie et leur rôle dans le dialogue entre les cultures. De là une question qu’on posera aux membres et sympathisants de l’Eglise catholique : êtes-vous toujours à la hauteur des exigences rationnelles de vos pontifes ?
Et à ceux qui ne partagent pas les options religieuses de Benoît XVI, on pourrait demander s’il est bien raisonnable de laisser aux papes et à certains de leurs coreligionnaires le quasi-monopole de la défense publique de la philosophie.