Nous avons tous fait, je pense, au moins une fois dans notre vie, l’expérience de la prière. Et tous, nous avons été affronté, à un moment ou à un autre, au problème d’une prière inexaucée.
Il y avait quelques années que je ne demandais plus rien à Dieu dans ma prière. Je veux dire, rien de très précis. Je demandais certes au Seigneur, pour moi et pour mes frères, sa grâce, le don de la sainteté, de son Esprit…. Et je faisais mienne les demandes du Notre Père, spécialement dans la prière du chapelet. Mais il y a bien longtemps que je ne portais plus d’intention particulière dans ma prière. Non par manque de confiance en Dieu, mais parce que je concevais davantage (et conçois toujours) la prière comme un rendez-vous d’amour avec Dieu, le lieu de ma rencontre personnelle et intime avec Lui ; un temps de cœur à coeur vécu dans le silence intérieur et la plus totale gratuité. Vous le savez bien : quand on aime quelqu’un, on aime à le rencontrer, à passer du temps avec lui, à demeurer en sa présence. On ne va pas d’abord voir un ami parce qu’on a quelque chose à lui demander, mais parce qu’on est heureux d’être en sa présence, et que cette présence suffit à combler notre cœur.
Un jour toutefois, mon père spirituel me confia une intention particulière à porter dans la prière, concernant un point de ma vie dont le changement était indispensable à mon avancée spirituelle, mais dont la réalisation ne dépendait pas de moi. Je me mis donc à prier à cette intention avec grande confiance, puisque la demande était légitime (c’est-à-dire : objectivement conforme à la volonté de Dieu), et portée dans l’obéissance à mon père spirituel. La neuvaine que j’avais entreprise à cette intention s’écoula, lentement, paisiblement… jusqu’à son terme. Mais arrivé au terme celle-ci, rien ne se produisit. Rien… Pas le moindre signe positif d’un début d’exaucement ; pas même le plus petit frémissement d’un quelconque évènement qui m’aurait donné à penser que ma prière avait été entendue ; rien, tout simplement, rien…
Bon, qu’à cela ne tienne, me dis-je. Je vais réitérer ma prière. La liturgie nous donnait alors à méditer des passages de l’Evangile de Luc où Jésus exhorte ses disciples à la persévérance dans la prière, et à l’insistance dans nos demandes, jusqu’à « casser le oreilles » au Seigneur et se faire importun (à l’instar de la veuve éplorée auprès du juge inique – cf. Luc 18,1-8). Je pris donc la décision de refaire une neuvaine, aux Saints Anges gardiens celle-là (nous étions fin septembre, et la fête des Anges Gardiens est fixée au 2 octobre). Cette seconde neuvaine fut âpre et difficile. Mon esprit était rongé par le doute, j’avais beaucoup de mal à me concentrer en priant, beaucoup de peine à « entrer » dans cette neuvaine. Celle-ci arriva péniblement à son terme,… sans que rien ne se produisit non plus ! Mais alors : rien de rien ! Le Ciel demeurait imperturbablement fermé à ma demande. Si bien que je ne pus m’empêcher de me demander s’il y avait bien quelqu’un là-haut ! (Cette histoire que je vous raconte date de l’année dernière… comme quoi, on a beau avoir la foi chevillée au corps, toute prière inexaucée est une épreuve pour la foi).
J’étais dans une grande incompréhension, et dans une révolte grandissante envers Dieu dont je ne comprenais pas le silence. Je me remis alors en question, me demandant si l’inexaucement de ma prière ne venait pas de moi, de telle mauvaise disposition intérieure, de telle inconversion, que sais-je…
Je m’en ouvris à mon père spirituel. Celui-ci m’écouta avec attention, un léger sourire aux lèvres. Il me dit que j’avais bien fait de réitérer ma demande, et m’invita… à recommencer encore ! Puis l’air de rien, il me glissa : « peut-être pourrais-tu entreprendre cette fois une neuvaine à Sainte Thérèse »… Sainte Thérèse ! mais c’est bien sûr, comment n’y avais-je pas songé plus tôt ?! Sa fête était passée, mais nous étions encore en octobre. Et me revenaient en mémoire les quelques grâces signalées qu’elle m’avait naguère adressées, ainsi qu’à ma famille, laissant entrevoir peut-être un lien particulier entre elle et moi (on dit que ce sont les Saints qui nous choisissent, et non l’inverse…)
Je commençais donc ma troisième neuvaine, toujours à la même intention. Et là encore, la neuvaine fut très dure à vivre spirituellement. Un grand combat s’engageait en moi, entre la foi et le doute, l’espérance et le désespoir, la confiance et la méfiance. Un combat, comme disait Rimbaud, plus rude encore qu’un combat d’homme à homme... Les jours passaient, et je voyais venir avec grande appréhension la fin de la neuvaine. Je m’attendais au fond de moi à être déçu, et me faisais violence pour confesser au Seigneur ma foi en lui et dans l’exaucement de ma demande.
C’est alors qu’un évènement survint. Un évènement malheureux… Le vendredi soir (au 8e jour de la neuvaine), ma mère, affolée, m’appelle au bureau : « Ton frère est à l’hôpital, aux urgences. Il vient d’avoir un accident de moto » ! Bouleversé par cette nouvelle, je rentre chez moi précipitamment. Arrivé à la maison, ma mère m’apprend que mon frère est dans l’attente de se faire opérer, et qu’il devrait probablement l’être dans la nuit. Il garde, semble-t-il, le moral, mais sent des picotements dans ses membres, ce qui indique que la moelle épinière est irritée... Toute la famille est plongée dans l’angoisse, et nous craignons tous que mon frère perde l’usage de ses jambes. Il est vivant, certes, et l’accident aurait pu se révéler mortel, mais son état reste sérieux, et tout se jouera durant l’opération, dans la nuit.
Je me souviens que ce soir là, j’étais dans l’impossibilité de prier. Je me culpabilisais, en me disant que si j’étais un bon chrétien, je devrais veiller et prier toute la nuit, en implorant du Seigneur sa grâce et son secours. Mais j’étais véritablement vidé, et sans force. Je n’ai pu qu’allumer ma télévision, et regarder l’un des épisodes de la vie de Jean-Paul II qui était alors diffusé sur une chaîne franco-allemande. L’épisode du soir relatait l’attentat dont le Pape avait été victime, le 13 mai 1981 : on voyait le Saint Père ensanglanté être transporté d’urgence à l’hôpital, être opéré… Le pronostic vital n’était pas bon, si bien que l’on demanda à l’un des prêtres présent (je ne me souviens plus de qui il s’agissait) de lui administrer les derniers sacrements. Puis, ô miracle ! l’opération se déroula pour le mieux, et le Pape put finalement se rétablir. Je regardais ces images, sans faire le lien (à ce moment là) avec l’accident de mon frère ; j’étais trop bouleversé et inquiet… Puis je m’endormis lamentablement, non sans avoir offert à Dieu, dans une ultime pensée, mon incapacité de prier… (Avec le recul, je me dis que je faisais là sans doute l’expérience des Apôtres qui, à Gethsémani, alors que Jésus était en agonie, s’endormirent à force de tristesse…)
Le lendemain, je me réveillais. Ma mère m’appela, et m’annonça que l’opération s’était bien passée : mon frère était sauvé ! Soulagement… Nous décidâmes d’aller lui rendre visite tous ensemble, en famille, le lendemain, dimanche. Nous y allâmes comme prévu, et nous rendîmes (c’est chouette, le passé simple) à l’hôpital de La Pitié Salpétrière où mon frère se trouvait. Nous passâmes de longues minutes dans la salle d’attente, avant de le retrouver, salement amoché, mais vivant et sauvé, le sourire aux lèvres !
Au cours de ces interminables minutes d’attente, mon attention était attirée par une petite affiche qui se trouvait placardée un peu partout dans l’hôpital : la petite silhouette que j’y entrevoyais m’était familière… Je m’approchais, et quelle ne fût pas ma surprise quand je reconnus… Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus ! Interloqué, je lus le texte : celui-ci annonçait la présence des reliques de Sainte Thérèse dans la chapelle de l’hôpital pendant plusieurs jours, jusqu’à… ce dimanche ! Ma sœur (qui ignorait tout de ma neuvaine) m’adressa un sourire complice : « Tu veux qu’on y aille ? » Ni une, ni deux, nous voilà donc tous cheminant dans la nuit froide vers la chapelle de l’hôpital. Nous y entrons. L’assemblée chantait le « Salve Regina ». Je croise une personne de ma paroisse, qui me lance, radieuse : « cela fait plaisir de voir quelqu’un de Saint Léon ! » « Vous arrivez à temps, me dit-elle, Thérèse va bientôt partir… » Je sens mon cœur battre la chamade. Une grande image de Thérèse est dressée ; je la vois fixer sur moi un regard pétillant et pénétrant. Je suis abasourdi. « Si tu voulais un signe, Matthieu, tu es servi… » Je m’assieds sur une chaise, à proximité du reliquaire, et ne cesse de regarder, subjugué, cette image de Thérèse. « Elle est là »… me dis-je ; c’est fou, c’est inouï, jamais je n’ai eu l’intention de venir ici – et pour cause ! – ; j’ignorais même que les reliques de Thérèse (celles-là même qui font le tour du monde !) se trouvaient là, ce jour là… J’étais bluffé. Et je priais, en rendant grâce à Dieu de l’incroyable évènement que j’étais en train de vivre.
Le prêtre annonce au micro que la voiture devant emporter le reliquaire va arriver d’un instant à l’autre. Il demande six volontaires pour porter le reliquaire. Ma sœur se tourne vers moi ; elle me dit avec ce même sourire complice que tout à l’heure : « Tu vas porter le reliquaire de Sainte Thérèse ? » Du tac au tac, sans réfléchir, je lui réponds : « Seulement si elle me choisit…. » A peine ai-je eu le temps de finir ma phrase, qu’une dizaine de personne se présentent devant le prêtre, parmi lesquels six heureux élus sont choisis. « Bon, c’est pas grave, c’est déjà incroyable d’être là », me dis-je. Merci Seigneur.
Quelques minutes passent, puis on annonce au prêtre que le véhicule est arrivé. Il demande alors à l’assemblée de faire place, afin de laisser passer le reliquaire. Puis il appelle les six élus chargés de le transporter jusqu’à la voiture. Par je ne sais quel heureux hasard (?), cinq seulement se présentent… Le prêtre se tourne alors vers moi, me désigne du doigt, et dit : « Vous ! » D’un bond, je me précipite, et nous voilà tous les six portant le reliquaire (le looooouurrrrrd reliquaire) de Thérèse jusqu’à la sortie de la chapelle, où nous sommes accueillis sous une pluie de pétales de roses (« Il faut que je me pince, je vais me réveiller… », me dis-je). Nous plaçons ensuite le reliquaire dans la voiture, et voyons celle-ci s’éloigner et disparaître dans la nuit, en chantant d’une même voix : « Aimer, c’est tout donner, et se donner soi-même »…
Me reviennent alors au cœur les paroles du jour, entendues à la messe de ce 30e dimanche ordinaire. L’évangile était celui du pharisien et du publicain. Et la première lecture était un passage du livre de Ben Sirac le Sage : « Celui qui sert Dieu de tout son cœur est bien accueilli, et sa prière parvient jusqu’au ciel. La prière du pauvre traverse les nuées ; tant qu’elle n’a pas atteint son but, il demeure inconsolable. Il ne s’arrête pas avant que le Très-Haut ait jeté les yeux sur lui, prononcé en faveur des justes et rendu justice » (cf. Si 35. 12-18). « Ouaaaah », me dis-je émerveillé, en relisant le texte après coup… Suivait le psaume 33 : « Le Seigneur regarde les justes, il écoute, attentif à leurs cris. Le Seigneur entend tous ceux qui l’appellent : de toutes leurs angoisses, il les délivre. Il est proche du cœur brisé, il sauve l’esprit abattu. »
Après cette journée, l’issue de ma neuvaine, l’exaucement ou non de ma prière, m’étaient devenus égal. Mon cœur était dans la joie, parce que le Seigneur s’était souvenu de moi, qu’il avait posé son regard sur moi, qu’il m’avait parlé de telle sorte qu’il aurait fallu que je sois singulièrement sourd pour ne pas entendre ce qu’il avait à me dire. Je gardais donc tous ces évènements dans mon cœur, et ne fus point offusqué… de ne pas voir ma demande exaucée, malgré ma troisième tentative. Sans doute aurais-je dû entreprendre ensuite une quatrième neuvaine. J’ai mis un an avant de m’y mettre, et à l’heure où je vous écris, je suis en plein dedans. On verra quelle en sera l’issue. Mais l’essentiel n’est pas là, je crois. L’essentiel, c’est cette assurance reçue un soir d’octobre, au plus sombre de la nuit (et cela aussi en un sens spirituel…) que Dieu écoute nos prières ; que pas un de nos soupirs ne lui échappe. Dès lors, ne nous offusquons pas de n’être pas exaucé dans l’une quelconque de nos demandes. Prions, demandons, implorons, crions, jusqu’à devenir importuns… mais consentons dans la paix à la volonté de Dieu, telle qu’elle se révèle dans les évènements de notre vie (« Père, éloigne de moi ce calice… mais non pas ma volonté, mais ta volonté »). Croyons que si Dieu ne nous exauce pas, c’est qu’il a ses raisons ; que rien de nos efforts pour faire ce que nous croyons être la volonté de Dieu n’est jamais perdu (qui sait par exemple si cette troisième neuvaine n’a pas value à mon frère une protection spéciale de Petite Thérèse…) ; que toute contrariété, toute souffrance, toute prière inexaucée, nous unit intimement à Jésus sur la Croix, et nous donne l’occasion de grandir dans la foi, l’espérance et l’amour ; que « tout est grâce », comme aimait à dire Thérèse ; et que nous, qui plaçons notre confiance en Dieu, n’avons pas à nous inquiéter : nous sommes, quoiqu’il arrive, entre de bonnes mains…
Oui, avec confiance et grande reconnaissance, croyons que « Dieu veille sur ceux qui le craignent, sur ceux qui mettent leur espoir en son amour » (Ps 32).