Cher Miky,
Dans mon précédent article, je t’annonçais le début de ma réponse à tes trois articles sur l’"Inférence à la meilleure explication... ou à l'explication favorite?", dans lesquels tu t’efforçais de réfuter l’idée – défendue sur ce Blog – qu’il soit possible d’inférer certainement de l’observation de l’univers physique l’existence de Dieu.
J’annonçais en particulier des « surprises » à l’examen critique de ton article... Je rappelle à mes lecteurs que cet article, publié l’été dernier sur ton Blog, passe dans ton esprit – comme dans celui de certains de mes lecteurs – comme la réponse décisive aux arguments de la théologie naturelle ; comme un texte apportant une « foule de contre-arguments » qui, sur un plan rationnel, tiendraient mieux la route que les miens ; comme l’ultima ratio de l'agnosticisme épistémologique dont tu te fais le héraut et que tu présentes volontiers comme la « philosophie qui ressort vainqueur » de l’histoire de la pensée.
Alors, qu’en est-il donc de ce fameux article ? Quid de ces arguments massues censés mettre un point final au débat entre nous, et devant lesquels je n’aurais plus qu’à m’incliner, « ne serait-ce que [pour] mettre un peu d'eau dans [mon] vin, un peu de nuances dans [mes] certitudes » ? Comment t’y es-tu donc pris pour démontrer qu’il n’est pas possible d’inférer avec certitude l’existence de Dieu de la simple observation de l’univers ?
Eh bien… et c’est la première surprise… pour contredire la réponse que j’apporte au problème posé par l’existence de l’univers (à savoir : Dieu), tu vas objecter que… le problème en réalité n’en est pas un et que la question ne se pose pas ! Autrement dit, tu n’opposes pas directement à mes propos de « contre-arguments » à proprement parler (ces fameux « contre-arguments » invoqués par certains lecteurs, et que l’on s’attendait à trouver dans ton article) ; tu te contentes simplement d’affirmer – au moins implicitement – que mes propos n’ont pas lieu d’être, puisque la question à laquelle je m’efforce de répondre ne se pose pas ; que le problème auquel je cherche à trouver une solution n’existe pas !
La véritable question qui se pose à l’homme selon toi, la seule véritable question, que tu appelles q, « est une proposition correspondant à un état du monde constatable mais (au moins provisoirement) inexpliqué (selon les standards scientifiques). Il peut s’agir de quelque chose de véritablement étonnant, ou simplement d’inhabituel, qui dévie un tant soit peu du cours naturel et normal des choses (…). En revanche, ajoutes-tu, ce qui est régulier, prévisible, normal, habituel, naturel, commun, ordinaire, etc. n’est pas le genre de chose où l’IME intervient en général, car ce qui est ainsi n’a généralement pas besoin d’être expliqué. »
L’IME, que tu présentes comme « le principal cheval de bataille des tenants de la théologie naturelle », ne peut donc s’appliquer, selon toi, à l’univers, puisque l’univers ne pose pas de problème en soi. L’IME, en toute rigueur, ne peut s’employer qu’à résoudre de vrais problèmes se posant à l’esprit humain, tels qu’« un témoignage d’apparition de la Vierge Marie ou une observation d’OVNI », ou même « un simple mal de gorge dont on cherche la cause (il peut y en avoir plusieurs possibles : grippe, coryza, égosillement, etc.) ou un vol par effraction dont on cherche l’auteur (il peut y avoir plusieurs suspects et mobiles potentiels) ». Pourvu que ce soit quelque chose qui sorte de l’ordinaire, et dont on n’a pas d’explication au regard de « ce qui est régulier, prévisible, normal, habituel, naturel, commun, ordinaire » dans notre expérience des choses.
« Je me donne un coup de marteau sur les doigts, j’éprouve de la douleur. Le lien entre les deux est évident. Je sais, par induction, que se donner un coup sur les doigts fait mal. Je m’attends donc à ce que ce coup me fasse mal. Si en revanche, après m’être donné un coup de marteau sur les doigts je n’avais ressenti aucune douleur, c’est là que cela aurait été étonnant, que je me serais posé la question « pourquoi ? », et que j’aurais passé en revue diverses hypothèses à la recherche de celle qui me fournirait la « meilleure explication. »
La première équation que tu poses, Miky, est donc celle-ci : pour chercher une « meilleure explication » à un problème donné, encore faut-il que le problème se pose ! « q doit être un fait qui sort de la normale, et requiert par conséquent une explication ». C’est là ton postulat de départ. A tout problème, il existe une « meilleure explication », selon la méthode que tu définies. Mais encore faut-il qu’il y ait un problème à résoudre, car s’il n’y a pas de problème, il n’y a évidemment pas de solution à rechercher !
Or, la question de l’existence de l’univers, nous dis-tu, est un faux problème ; une question qui ne se pose pas, et qui par conséquent n’appelle aucune solution. « Dans le cas des miracles et des expériences religieuses au moins, on peut assez facilement [légitimer le recours à l’IME]. Car en effet, ces phénomènes se définissent par contraste (flagrant !) avec le cours naturel des événements. Ces derniers vont donc fournir le cadre de la normalité à partir duquel miracles et expériences religieuses pourront être définis dans leur anormalité. Mais en est-il de même concernant l’univers dans sa totalité et dans toutes ses parties ? De quels critères disposons-nous pour affirmer que normalement, l’univers devrait être tel ou tel et non pas comme il est ? Notre univers est le seul que nous connaissons. Qu’il ait bien les propriétés qu’il a n’est donc pas forcément étonnant, objectivement parlant. »
En d’autres termes, tu ne reproches pas aux « tenants de la théologie naturelle » l’emploi de l’IME. La méthode en tant que telle est même plutôt bonne, à te lire. Non, tu leur reproches simplement d’appliquer l’IME à un problème qui ne se pose pas : à savoir, l’existence de l’univers. Et pourquoi le problème ne se pose pas ? Parce que notre univers est la seule réalité que nous connaissions… Si l’univers est, et s’il est ce qu’il est comme il est, eh bien c’est comme ça ! Ce n’est pas un problème en soi, ce n’est pas étonnant objectivement parlant. Il n’est pas étonnant en effet que l’être soit, puisque l’être ne peut pas ne pas être. L’être est, un point, c’est tout ! Et s’il est ce qu’il est comme il est, eh bien c’est comme ça ! Il faut simplement en prendre acte. Il est vain et illusoire en tous les cas de vouloir chercher à tout prix une explication à ce qui n’en a pas…
« Les phénomènes à expliquer doivent être improbables a priori, martelles-tu, c’est-à-dire en fonction des connaissances disponibles (ex. : une pluie de grenouilles). Car on voit mal l’intérêt d’expliquer ce que toutes les théories prévoient. » Or, que nous enseignent les « connaissances disponibles », sinon que l’univers existe tel qu’il existe ? Et que prévoient les « théories », si ce ne sont les règles de fonctionnement d’un univers qui se développe très bien tout seul, merci, sans l’aide de personne !
Puisque l’existence de l’univers ne pose pas de problème en soi, il n’y a évidemment pas à rechercher l’existence de Dieu, ni d’une quelconque autre Cause à cet univers qui ne peut pas avoir d’autre Cause que lui-même (puisque l’être ne peut pas ne pas être). Et puisque notre univers est, et que l’être ne peut pas ne pas être, Dieu n’est absolument pas nécessaire ; seul l’univers connaissable, lui, est nécessaire (puisqu’il existe, et qu’il ne peut pas ne pas être). C’est donc lui et lui seul qui nous fournit le cadre de référence nécessaire à toute notre réflexion sur les questions posées par les phénomènes anormaux constatés dans ce monde physique. Toutes les explications à toutes nos questions (nos vraies questions : les maux de gorge, les vols par effraction, les OVNI… toutes ces grandes questions métaphysiques…) seront nécessairement à rechercher en lui (l’univers physique) – et non ailleurs. Parce que seule compte la réalité réelle, et non la solution hypothétique à un problème hypothétique. Toutes les énigmes non encore élucidées sur cette terre trouveront nécessairement leur explication ultime dans la Nature. Parce qu'elle est la seule réalité nécessaire et connaissable.
Le problème, vois-tu cher Miky, c’est que nous sommes là typiquement en présence d’un présupposé – dont je conteste pour ma part le bien-fondé –, et d’un présupposé particulièrement nocif parce qu’il fausse irrésistiblement toute la suite de ton raisonnement ! Pourquoi ? Parce que si tu évinces d’emblée le problème de l’existence de l’univers, alors tu évinces en même temps la solution à ce problème qui est l’existence de Dieu. Et si tu évinces d’emblée l’existence de Dieu, alors il ne te restera plus en effet que Mère Nature et notre monde physique comme principes explicatifs rationnels aux phénomènes encore inexpliqués de notre monde.
C’est ce que tu écris du reste dans ton second article : « Puisque [Dieu, écris-tu] transcende par définition le monde sensible, les données et théories générales dont nous disposons pour décrire ce monde sensible ne peuvent servir à lui affecter une probabilité a priori d’existence. Il est pourtant essentiel de connaître cette probabilité a priori de l’existence de Dieu, afin de la comparer avec la probabilité a priori des phénomènes anormaux qui se manifestent de temps en temps dans notre monde sensible, pour pouvoir inférer l’existence de Dieu comme meilleure explication de ces phénomènes anormaux (…). Dieu étant par définition transcendant, nous ne disposons pas de points de repères sur lesquels s’appuyer pour calculer valablement sa probabilité a priori d’existence. Il en découle que l’on ne peut calculer sa probabilité d’existence a posteriori, par une inférence à la meilleure explication basée sur l’observation des phénomènes anormaux que sont les miracles ou les expériences religieuses par exemple. » On ne saurait être plus clair : puisque nous n’avons, dis-tu, aucun moyen de connaître a priori l’existence de Dieu (et pour cause ! tu as décidé a priori que la question ne se posait pas), la conséquence logique est qu’il n’est pas possible a posteriori d’en inférer l’existence pour expliquer les phénomènes anormaux observés dans ce monde.
Oh, certes, diras-tu : on pourra toujours supposer l’existence de Dieu (ou d’un dieu) pour résoudre telle ou telle difficulté, ou pour boucher les trous d’une connaissance scientifique encore lacunaire, loin d’avoir percé tous les mystères de la nature ; mais en privant par avance l’existence de Dieu de son assise rationnelle la plus solide, à savoir l’existence de l’univers, tu réduis Dieu à l’état de simple hypothèse en laquelle il n’est plus possible de croire qu’en vertu d’un acte de pure foi aveugle, ou d’un pari un peu insensé. Il n’est dès lors pas étonnant qu’en face d’un univers bien réel et existant, l’hypothèse « Dieu » ne te paraisse guère peser plus de poids que celle de l’existence d’une « licorne rose » ou d’un « monstre de spaghettis volants ». Mais comprends bien Miky qu'il s'agit là du résultat non d’une rigoureuse démonstration rationnelle de ta part, mais d’un préjugé qui imprègne toute ta pensée et qui, sournoisement, en influence le cours dans un certain sens.
Il est amusant Miky de noter qu’au fond, tu pratiques exactement – mais à l’envers – la méthode des théologiens naturels. Tu reproches à ceux-ci d'avoir pour présupposé l'existence de Dieu. Tu considères en effet que si l’on place Dieu au début du raisonnement, on le trouvera naturellement à la fin. Mais ce n’est pas alors, dis-tu, la démonstration qui conduira à la conclusion de l’existence de Dieu : c’est le présupposé. Eh bien symétriquement : si tu poses comme postulat de départ que l’univers ne pose pas de problème (et que Dieu n’est pas sa solution), alors fatalement : à l’arrivée de tous tes raisonnements, tu ne trouveras pas Dieu (sauf acte de pure foi aveugle, dénuée de toute raison : un saut dans le vide…) Mais ce n’est pas ta démonstration qui aboutira à ce résultat : c’est ton présupposé. Ou comme tu le dis si bien : « je vois l’IME, lorsqu’il s’agit d’évaluer des hypothèses métaphysiques, bien plus comme un moyen de renforcer une croyance préalable, que comme un moyen de trouver la vérité. Il y a bien une certaine rationalité dans ce cheminement, mais elle est secondaire, elle vient après la croyance, pour la confirmer, et non en amont pour la fonder. » Ce que tu omets de préciser dans ton article, cher Miky, c’est que ce raisonnement, que tu appliques volontiers aux affreux « tenants de la théologie naturelle », s’applique très bien à toi aussi, ainsi que je viens de le démontrer…
Notre univers est-il suffisant ? Peut-il rendre compte à lui tout seul de sa propre existence ? Est-il aussi nécessaire et évident que tu le penses et professes, cher Miky, ou bien au contraire pose-t-il aujourd’hui de graves questions à notre raison humaine ? Bref, le préjugé qui sous-tend toute ta démonstration est-elle exempte de critique ? Ton présupposé – qui est le point de départ de toute ta réflexion – est-il légitime et justifié ? C’est ce qu’il convient maintenant d’établir.
Nous verrons dans un prochain article pourquoi la question de l’existence de l’univers se pose à nous d’une manière absolument incontournable, et dans des articles ultérieurs pourquoi l’existence de Dieu est sa meilleure solution – sa solution la plus rationnelle. Nous tâcherons de démontrer qu’il est possible d’établir certainement l’existence de Dieu à partir d’une réflexion philosophique sur l’univers. Nous nous livrerons pour cela à un exercice, non de théologie naturelle, mais de métaphysique première : cette métaphysique qui n’a d’autre présupposé que l’existence de l’univers et la réalité du monde observable, et qui cherche à explorer le réel pour en tirer toute les implications philosophiques, au-delà (par définition) de ce qui est empiriquement attestable, selon la méthode chère à Aristote et – plus près de nous – Henri Bergson.
(à suivre…)