Extrait du livre de Georges Huber : "Le cours de évènements : Hasard ou Providence?", sur la question du Mal et de la Souffrance.
Un (…) problème [délicat] se pose (…), connexe à la présence agissante de Dieu en toutes choses. S’il coopère indirectement au délit, en donnant vie et mouvement au criminel, Dieu n’assume-t-il pas quelque responsabilité ? Comment concilier sa sainteté avec son soutien indirect du mal ?
Des comparaisons tirées de la vie quotidienne nous aideront à mieux délimiter les responsabilités. Un père de famille qui fournit une forte somme d’argent à son fils, étudiant universitaire dans une ville lointaine, est-il responsable du mal que fait son fils si, au lieu d’acheter des livres, celui-ci se livre à la débauche et aux beuveries ? Si un artiste, en proie à une distraction, commence trop tôt ou trop tard de jouer sa partition, et produit ainsi des dissonances dans le concert, la responsabilité incombe-t-elle au chef d’orchestre ? Autre exemple : un homme boite, en raison d’une malformation de son tibia ; à qui imputer sa claudication, se demande saint Thomas ? A la vitalité de l’homme ou à la curvité du tibia ? La réponse est claire : c’est la malformation du tibia qui provoque la claudication, comme c’est la distraction de l’artiste qui créé la dissonance dans le concert, comme ce sont ses passions déréglées qui portent l’étudiant à affecter aux beuveries l’agent destiné aux études.
Dans sa logique approximative, l’homme de la rue pourra objecter que si le père n’avait pas donné l’argent à son fils, celui-ci ne se serait pas livré au désordre. Mais c’est là confondre occasion et cause. Donner à quelqu’un la possibilité de faire un mauvais usage d’un bien, ce n’est pas l’inciter directement au mal. Doter un concierge d’un pistolet, ce n’est pas pour encourager le suicide.
L’abus de la liberté est d’ailleurs un risque inhérent à la nature humaine. Dès lors qu’il est libre, l’homme peut choisir le bien comme il peut opter pour le mal.
Pour empêcher le péché, Dieu n’avait qu’un moyen : renoncer à créer des êtres libres, hommes et anges ; couvrir le globe de montagnes et de vallées ; peuples les mers et les fleuves de poissons, et d’animaux les champs et les forêts, sans leur donner pour maîtres des créatures raisonnables. Ainsi la terre n’eût-elle été qu’un immense zoo, image bien pauvre de la richesse créatrice de Dieu.
Il est vrai que, Tout Puissant, Dieu pourrait dès leur affleurement redresser du dedans les mauvaises options de l’homme, sans pour autant ébrécher sa liberté. Le monde ne connaîtrait que des imperfections morales et des fautes vénielles ; il ne serait pas le théâtre de crimes et d’abjections de tout genre. Il ne nous offrirait pas l’image du triomphe de « l’antidécalogue », pour reprendre l’expression de Jean XXIII.
Une telle politique de Dieu n’eût toutefois pas ouvert d’incommensurables espaces aux effusions de la miséricorde de Dieu. Celui-ci avait en quelque sorte besoin des abîmes de la misère humaine pour y déverser les abîmes des richesses divines. Au lieu de la haute sainteté qui éclate tout au long de l’histoire de l’Eglise, l’humanité n’aurait connu qu’une modeste honnêteté morale. « Dieu, affirme Saint Augustin, a préféré tirer le bien du mal, plutôt que d’empêcher tout mal ». La surabondance du mal lui permet d’exercer plus largement son activité de Dieu, qui est de donner, de donner sans cesse, de donner avec abondance, de donner avec surabondance. Sa miséricorde infinie est en quête de misères, comme un chiffonnier est en quête de chiffons.
(...) Saint Augustin et Bossuet auraient volontiers signé cette pensée de Marie-Thérèse de Soubiran, fondatrice de la Société de Marie Auxiliatrice, sur le but suprême de l’action de Dieu ici-bas : « Dieu a fait le monde, et il le bouleverse uniquement pour faire des saints, rien que pour cela ».
(…) Le soulignement de cette fin surnaturelle s’impose à plusieurs titres. En effet, la cause finale, qui marque le but de l’action, est justement appelée la « reine des causes ». Elle prédomine par son importance. C’est une clef de voûte. Dans une opération bien menée, tout se dispose et tout s’agence en vue du but à atteindre. Et pour Dieu, le but à atteindre, c’est (…) d’inaugurer sur terre le Royaume des Cieux, c’est-à-dire le règne du Christ mystérieusement vivant dans son Eglise ; c’est de sauver les hommes en les identifiant tous avec le Christ Jésus, dans l’unité de son Corps mystique.
(…) « Le péché de l’homme est une « heureuse faute » qui nous valut le Rédempteur. » (P. Marie-Eugène de l’Enfant Jésus).
(…) « La fin que Dieu s’est proposée en créant le monde est nécessairement aussi celle qu’il poursuit en le gouvernant, écrivait le Cardinal Amette, archevêque de Paris. C’est pour peupler le ciel d’élus qu’il a tout fait. Tel est donc aussi le terme vers lequel tendent tous les desseins de sa Providence sur les individus et sur les peuples. » (…)
« L’histoire de la société humaine n’apparaît à l’esprit investigateur d’Augustin que comme le tableau de l’effusion incessante en nous de la charité divine, pourvoyant à l’accroissement de la cité céleste fondée par lui, à travers les triomphes et les tribulations, mais de manière que les folies et les excès de la cité terrestre contribuent à la prospérité de la cité céleste, suivant les paroles de l’Ecriture Sainte : Toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qui, selon son décret, sont appelés à être saints » (Pie XI, Encyclique Ad Salutem).
(…) Former des élus, à travers les vicissitudes de la terre, pour peupler le ciel : tel est donc le but vers lequel la Providence fait converger tous les évènements de l’histoire (…).
« La cause finale est la cause des causes » : les milliards et les milliards de causes qui entrent en lice tout au fil des siècles, Dieu les oriente toutes, d’une main à la fois douce et irrésistible, vers cette cause finale : produire des élus pour peupler le ciel (…). La miséricorde brûle de se répandre.
« Je pense, écrit (…) Jean Guitton, que les « saints » (élus) sont la raison dernière de l’existence des choses. Je me dis parfois que le monde est un hagiostat, un hagiodrome, c’est-à-dire, comme le pensait Bergson (ce fut le dernier mot qu’il imprima) une « machine à faire des dieux ». » (…) Et cette machine fonctionne parfaitement, quelque soient les impressions des gens qui en ignorent le mécanisme.
Déjà paru sur la question du mal et de la souffrance :
- Si Dieu existe, pourquoi le mal?
- La réponse de Dieu au problème du mal