28 novembre 2010 7 28 /11 /novembre /2010 18:12

Dans son introduction à l’« Essai sur le développement de la doctrine chrétienne », le Bienheureux John Henry Newman part du constat que le christianisme constitue un fait historique objectif : « Le christianisme a derrière lui un assez long passé pour que nous soyons en droit de le considérer comme un fait de l’histoire du monde. Son génie et son caractère, ses doctrines, ses préceptes, ses buts, ne peuvent être regardés comme matière d’opinion personnelle ou de simple déduction (…). Il a eu dès l’origine une existence objective et s’est lancé dans la grande mêlée des hommes. Sa demeure, c’est le monde ; pour savoir ce qu’il est, nous devons le chercher dans le monde, et écouter le témoignage que le monde porte sur lui. »

 

Il en est du christianisme comme de l’univers. De même que l’on ne peut connaître véritablement notre univers qu’à partir de l’analyse scientifique du donné (objective et sans préjugé), de même : l’on ne peut connaître véritablement le christianisme qu’à partir de l’étude (objective et sans préjugé) de son histoire. C’est l’analyse du donné (physique pour l’univers ; historique pour le christianisme) qui va nous communiquer les informations sur son essence ; en matière religieuse comme en matière scientifique, le raisonnement a priori est proscrit.

 

Concernant le christianisme, qu’observe-t-on ? On remarque qu’il naît (évidemment) avec le Christ et les premiers apôtres ; et qu’il continue son chemin par delà les siècles. Qu’il a existé au IIe siècle, au IIIe siècle, puis au IVe siècle ; et encore aux VIIe, XIIe, XVIe siècles ; aux siècles intermédiaires et aux siècles suivants, jusqu’à nous. On est donc frappé tout d’abord par cette continuité historique, bimillénaire, « du nom, de la profession de foi, de la communion ». Et sans doute aussi de la doctrine.

 

Ce dernier point cependant est fortement contesté. On connaît le jugement sévère du théologien protestant William Chillingworth : « Les papes se dressent contre les papes, les conciles contre les conciles, certains Pères en contredisent les autres et se contredisent eux-mêmes ; les Pères d’une époque sont d’accord entre eux contre ceux d’une autre époque, l’Eglise d’un siècle contre celui d’un autre siècle. » « On [serait] donc forcé, poursuit Newman dans la logique de l’auteur précité, d’en revenir à la Bible comme source unique de révélation, et au jugement personnel de chacun comme seul interprète de la doctrine. »

 

L’exagération de Chillingworth est telle toutefois que son propos en devient faux. Il reste qu’il faut bien prendre acte du fait objectif qu’un certain nombre de nouveautés sont apparues dans la doctrine du christianisme au fil de son Histoire – dont il est légitime de se demander s’il ne s’agit pas de corruptions de la doctrine primitive enseignée par les Apôtres. « En théorie, écrit Newman, on peut supposer qu’une contrefaçon s’est substituée au christianisme originel, grâce à d’habiles innovations de temps, de lieux, de personnes, jusqu’à ce que, selon la comparaison connue, la ‘lame’ et le ‘manche’ aient été tour à tour remplacés ; il y aurait eu perte d’identité sans perte de continuité ».

 

Comment savoir alors si le christianisme historique est conforme au christianisme apostolique ? Si celui-là est vraiment fidèle à celui-ci, ou s’il le trahit au contraire dans les grandes largeurs ? La question est d’importance, car il s’agit de « déterminer si le christianisme peut encore représenter pour nous un enseignement défini, venu d’en haut, ou si ses étranges variations d’expression à travers les âges nous réduisent nécessairement à notre jugement personnel pour décider ce qu’est la révélation de Dieu, ou plus exactement s’il y a eu une révélation, ou s’il n’y en a pas eu du tout. »

 

Newman renvoie alors à la méthode de discernement des théologiens anglicans qui « rejettent comme corruptions tous les usages, coutumes, opinions et dogmes qui ne portent pas le sceau de la primitive Eglise. Selon eux, l’histoire nous présente d’abord, en Orient comme en Occident, un christianisme pur, et dans la suite un christianisme corrompu. Leur devoir est alors, naturellement, de tracer la ligne de démarcation entre les deux, et de déterminer à quelle date sont apparus les changements en bien et en mal. » Le moyen retenu pour séparer le bon grain de l’ivraie est le Canon de Vincent de Lérins, en vertu duquel ne doit être considéré conforme à la vérité révélée que « ce qui a été cru, toujours, partout et par tous ».

 

Le principe semble de bon sens, et paraît fournir le moyen de « distinguer infailliblement, dans tout le champ de l’histoire, la doctrine qui fait autorité de ce qui n’est qu’une opinion ; de rejeter les erreurs, et d’organiser une théologie ». La concordance des témoignages des auteurs anciens en faveur de tel article de foi, aussi loin que l’on puisse remonter dans le temps, attesterait de son origine apostolique ; tandis que tel autre article de foi qui ne serait pas repérable dans l’histoire des premiers siècles de l’Eglise devrait être tenu pour une corruption, une altération du message évangélique – et par suite écarté du champ de la foi orthodoxe.

 

Ce principe de bon sens montre toutefois ses limites dans sa mise en pratique sur des cas concrets.

 

Newman prend ainsi l’exemple de la Sainte Trinité – qui est au cœur de la foi chrétienne. Force est de constater qu’avant le concile de Nicée (325), aucun témoignage explicite en faveur d’un Dieu unique en trois personnes n’existe ! On trouve certes des auteurs professant la divinité du Christ – mais les macédoniens et les sabelliens aussi le professaient. On trouve certes des témoignages en faveur de la distinction du Père et du Fils – mais les ariens aussi l’enseignaient. On trouve encore des traces d’une croyance en l’égalité du Père et du Fils – qui était partagée par les trithéistes ; et d’une affirmation de l’unicité de Dieu – qui était la doctrine des unitariens. Or, nous dit Newman : « Pour prouver (…) que tous les pères anténicéens [c’est-à-dire : d’avant le Concile de Nicée] enseignaient le dogme de la Sainte Trinité, il ne suffit pas de démontrer que chacun d’eux est allé assez loin… pour être simplement un hérétique » ! Il faudrait pouvoir trouver un énoncé clair et complet de la doctrine telle que nous la concevons aujourd’hui. Faute de quoi, son origine apostolique (et par suite : son inspiration divine) pourrait être suspectée.

 

Or, nous ne trouvons rien…

 

Le constat est accablant : il ne se trouve avant 325 aucun auteur exprimant de manière pure et orthodoxe la doctrine de la Sainte Trinité telle que nous la professons aujourd’hui dans l’Eglise catholique, l’Eglise orthodoxe et la plupart des communautés protestantes.

 

L’application du Canon de Vincent de Lérins nous conduirait donc à exclure purement et simplement la doctrine trinitaire du champ de la foi chrétienne orthodoxe ! Car, même s’il est parfois question d’une « Trinité » dans les professions de foi de l’époque primitive, ou dans les écrits des évêques, des théologiens et des saints de la période anténicéenne, « qu’il y ait là un mystère ; que les Trois ne soient qu’un ; qu’ils soient égaux, coéternels, tous incréés, tout-puissants et incompréhensibles, cela n’y est aucunement énoncé, et on ne saurait l’en tirer ».

 

Bien entendu, on peut penser que la doctrine de la Sainte Trinité en sa forme actuelle était implicitement contenue dans toutes ces professions de foi et divers écrits de l’époque. Ce sera même le cœur de la pensée de Newman que de considérer la doctrine chrétienne comme devant inévitablement connaître un développement dans le temps, non par l’effet de l’introduction de corps étrangers à la doctrine des premiers temps apostoliques, mais précisément : pour déployer toutes ses potentialités cachées – déjà présentes à l’origine, mais non encore manifestées.

 

Cela dit, si le Canon de Vincent de Lérins nous conduit à écarter le dogme de la Sainte Trinité, il nous invite tout au contraire à retenir celui du Purgatoire, largement évoqué par les Pères (Tertullien, Sainte Perpétue, Saint Cyrille, Saint Hilaire, Saint Jérôme, Saint Grégoire de Nysse…) « L’idée de souffrances, de peines, ou de punitions auxquelles seraient soumis après cette vie les fidèles défunts, et d’autres vagues formes de la doctrine du Purgatoire, ont en leur faveur un consentement presque universel des quatre premiers siècles ».

 

Mais le point de doctrine le plus fortement affirmé par les Pères anténicéens, qui bénéficie des témoignages les plus nombreux et les plus nets, est sans nul doute la primauté du Pape. « Les témoignages que l’on peut citer, avant Nicée, en faveur de l’autorité du Saint-Siège ne craignent pas la comparaison. Pris séparément, ils peuvent paraître faibles ; mais au moins, nous pouvons en compter 17 ; ils sont variés, et proviennent de siècles et de pays différents ; par-là, ils s’éclairent les uns les autres, et forment un corps de preuve (…). En bloc, ils constituent un argument cumulatif en faveur de l’autorité œcuménique et doctrinale de Rome ». Newman observe « que les auteurs [postérieurs] des IVe et Ve siècles affirment sans crainte que les prérogatives de Rome remontent aux temps apostoliques, et cela parce que c’était le siège de Saint Pierre ».

 

De l’application du Canon de Vincent de Lérins aux points de doctrine susvisés, et à quelques autres, le Bienheureux John Henry Newman tire deux grands enseignements :

 

1°) que le christianisme de l’Histoire n’est pas le protestantisme : « Approfondir l’Histoire, écrit-il, c’est cesser d’être protestant ».

 

2°) que le Canon de Vincent de Lérins ne donne pas de résultats satisfaisants, puisqu’il nous conduirait à rejeter la doctrine de la Sainte Trinité – qui est l’affirmation centrale de notre foi, la plus universellement professée dans le christianisme depuis 16 siècles !

 

Il faut donc trouver autre chose... puisque l’on voit, avec cet exemple de la Trinité, qu’une "nouveauté" doctrinale n’est pas nécessairement le signe d’une corruption de la doctrine apostolique, mais peut être la manifestation d’un développement de cette même doctrine – qui exprime progressivement ce qu’elle contenait en germe dès l’origine.

 

Newman nous invite à intégrer l’idée de "développement", qu’il est inévitable de rencontrer dans une doctrine qui trace son chemin dans l’Histoire des hommes : « La croissance et l’extension du Credo et du rituel chrétiens et les variations qui en marquent le cours, chez les écrivains particuliers comme dans les Eglises, sont le sort inévitable de toute idée philosophique ou politique qui s’empare de l’intelligence du coeur, et dont l’empire a pris une large extension. En vertu même de la nature de l’espèce humaine, le temps est nécessaire pour atteindre l’intelligence pleine et parfaite des grandes idées. Les vérités les plus hautes et les plus merveilleuses, même communiquées aux hommes une fois pour toutes par des maîtres inspirés, ne peuvent être comprises d’un coup par ceux qui les reçoivent ; car reçues et transmises par des esprits non inspirés et par des moyens humains, elles requièrent un temps prolongé, une réflexion plus profonde, pour être pleinement élucidées. »

 

Il faut donc se garder de condamner trop vite une doctrine, au seul motif de sa "nouveauté" ; et prendre le temps de l’examiner en son origine, en sa genèse, afin de vérifier son lien organique avec la doctrine des premiers temps apostoliques - dont l'Ecriture Sainte conserve le témoignage.

 

« Il semble, conclut Newman dans son Introduction à l’« Essai sur le développement de la doctrine chrétienne », que l’on pourra (…) trouver dans cet Essai l’explication d’un nombre assez grand de prétendues corruptions doctrinales et pratiques de Rome, pour nous donner le droit de faire confiance à cette Eglise sur des questions parallèles qui sont restées en dehors de nos recherches. »

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Publié par Matthieu BOUCART -
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