Suite à la représentation d’une pièce de théâtre au cours de laquelle le visage de Notre Seigneur est sordidement bafoué, Le P. Pierre-Hervé Grosjean et quelques uns de ses confrères ainsi que quelques personnalités du monde laïc ont publié ce texte collectif dans le journal Le Monde en son édition du 5 novembre 2011.
La triste polémique qui a entouré les représentations de la pièce de Romeo Castellucci au Théâtre de la Ville aura au moins eu un mérite : montrer que, dans notre pays qui semble parfois tourner le dos à son histoire chrétienne, le Christ n'est pas devenu une figure parmi d'autres. L'inquiétude de nombreux catholiques ne fait que répondre à une inquiétude profonde de la culture contemporaine, que le Concept du visage du Fils de Dieu ne laisse pas en repos. De toute évidence, le regard de ce Jésus-Christ, que notre XXe siècle a voulu évacuer de l'espace public, continue pourtant de déranger nos certitudes trop faciles de son interrogation silencieuse.
Hier, Serrano et son Piss Christ ; aujourd'hui, Castellucci ; demain, Golgotha Picnic et bien d'autres encore, sans aucun doute... Il n'est pas question de mettre toutes ces productions sur le même plan. Mais la récurrence des polémiques qu'elles provoquent nous appelle à relire paisiblement, une fois calmé le tumulte des protestations, la signification profonde de ces conflits symboliques. L'enjeu d'une telle réflexion est à la fois politique et éthique, collectif et personnel : il s'agit en fait d'envisager la société que nous voulons pour demain, qui doit réinventer son rapport au sacré. A cette société, à chacun d'entre nous, ces conflits posent trois questions.
Première question, celle de la responsabilité de l'artiste. Les créateurs, les intellectuels, les institutions et les élus dévoués au service de la culture ont-ils vraiment tous les droitssur le patrimoine spirituel des différentes traditions religieuses ? Cette question doit être posée et discutée clairement. L'art contemporain ne peut absolument pas fuir sa responsabilité, la nier ou s'en affranchir au nom de la revendication d'une liberté absolue. Refuser toute perspective de foi ne peut dispenser l'artiste de comprendre que, pour un chrétien, le Fils de Dieu n'est pas un concept : c'est un ami, un frère, c'est l'amour de toute une vie. Pour l'amour de ce visage – incarnation du don total de Dieu pour le bien de l'homme –, des hommes et des femmes, aujourd'hui, consacrent leur vie entière, dans le sacerdoce, la vie consacrée, l'engagement familial, le service des autres.
Cet amour doit être respecté, quand bien même on ne le comprendrait plus, comme on respecte par simple humanité les personnes et les liens auxquels elles tiennent. S'affranchir de ce respect, c'est se rendre coupable d'une violence très grave, qui tirerait toute notre société vers la barbarie. Les différentes traditions religieuses l'ont compris, elles ont appris à se respecter et même à admirer chez l'autre une foi que l'on ne partage pas. Cet apprentissage a été long et douloureux, il est toujours fragile et doit encore mûrir. Il serait terrible que l'obscurantisme et la violence soient portés maintenant par les provocations trop faciles, et – hélas! – trop rentables, d'un athéisme mondain.
La deuxième question concerne les croyants, qui s'interrogent sur la conduite à tenir lorsqu'ils sentent leur foi ainsi attaquée. L'Eglise, on le voit, peine à trouver un chemin juste dans ce contexte assez nouveau. Les chrétiens ne peuvent faire l'économie d'un double discernement.
Le premier consiste à vérifier ce qu'est un blasphème, et dans quels cas il est caractérisé ; le dialogue avec la culture de notre monde désenchanté est trop précieux, trop important, pour que nous puissions lancer des anathèmes gratuits, juste pour le plaisir de nous poser en victimes offensées. En second lieu, il nous faut réfléchir à la meilleure manière d'agir lorsque l'intention de nuire, la dérision, le mépris de ce qui nous est si cher sont manifestes dans une production culturelle. Ce n'était au minimum pas évident dans la pièce de Romeo Castellucci – du moins telle qu'elle a été jouée à Paris –, et le reconnaître, ou au moins prendre le temps d'en discuter, nous aurait évité bien des divisions et des caricatures.
Reste à déterminer comment ne pas non plus tomber dans la caricature lorsque nos convictions sont vraiment insultées et qu'il faut réagir. Il nous faut travailler à mettre en valeur le caractère résolument pacifique – et non passif – de cette réaction, en lui permettant d'exprimer à la fois notre tristesse face à l'offense, notre attente de respect mais aussi notre joie de croire et notre désir de dialogue. Les évêques doivent prendre l'initiative de ce discernement.
Au fond, et c'est la troisième question que posent de tels épisodes, nous sommes précisément appelés à réfléchir sur le désir que nous avons, chacun à notre place, de dépasser les caricatures pour ouvrir un vrai échange. La modernité a accompli son projet, qui consistait à reléguer dans l'espace privé la question de la foi. Nos vieilles nations ont même poussé cette préoccupation jusqu'à nier leur héritage religieux pourtant évident, en refusant de reconnaître les racines chrétiennes de l'Europe.
Force est de constater que ce refoulement presque pathologique n'a pas réussi : la culture contemporaine, parmi bien d'autres indices, prouve suffisamment que la religion est restée un signe de contradiction pour notre temps. Chaque provocation en est un nouveau symptôme. A cette crispation, le risque est de voir répondre une autre crispation, celle des croyants qui se sentent exclus de fait du champ de la culture et de la raison partagée.
La question qui se pose, au fond, est simple et essentielle : voulons-nous laisser notre société scinder en plusieurs groupes qui s'ignorent et se craignent ? Face à ce danger, une seule voie est possible : nous devons accepter de renouer un vrai dialogue, risquer l'aventure de l'écoute, de la confiance et de l'échange rationnel autour de la question de la foi. Oui, il est urgent de reparler ensemble de la question de Dieu, de lui donner de nouveau toute sa place dans notre culture commune et dans nos échanges publics.
L'Eglise a été pionnière dans cette voie en prenant plusieurs initiatives marquantes en la matière, de la création des Bernardins aux récentes rencontres d'Assise en passant par le Parvis des gentils. Le monde intellectuel, culturel, politique et médiatique français est-il prêt à répondre à cette disponibilité par une réflexion libre, ouverte et loyale ?
Père Pierre-Hervé Grosjean (33 ans, prêtre du diocèse de Versailles, animateur du Padreblog.fr) ; Père Amaury Cariot (38 ans, prêtre du diocèse de Pontoise) ; Père Guillaume Seguin (43 ans, prêtre du diocèse de Paris, animateur du Padreblog.fr) ; François-Xavier Bellamy (26 ans, professeur agrégé de philosophie, maire adjoint (SE) de Versailles) ; Thierry Bizot (46 ans, producteur TV - Eléphant & Cie) ; Thomas et Benjamin Pouzin (27 et 30 ans, auteurs-compositeurs du groupe Glorious) ; Koz (36 ans, Erwan le Morhedec, avocat et blogueur - Koztoujours.fr).
Source : Le Monde
En complément de l'article ci-dessus, une étonnante réaction de Michel Onfray - dont on connaît par ailleurs la violente opposition au christianisme. Une intervention à méditer par tous les adversaires de la foi chrétienne :