7 février 2010 7 07 /02 /février /2010 17:36
Je voudrais revenir sur les récents débats qui se sont déroulés ces derniers mois sur la question de l’identité nationale et du port de la burqa (ce voile intégral que portent certaines femmes musulmanes).
Ces débats ont attisé bien des passions en France, jusques et y compris dans le monde catholique ; en témoignent les réactions désabusées de certains blogueurs catholiques aux propos de certains… de leurs évêques. Par exemple, Mgr Robert Le Gall, archevêque de Toulouse, qui déclarait lors d’un point presse lundi dernier 1er février : « Le débat sur l'identité nationale a été quelque peu piégé au départ. Nous y réagissons en essayant d'être positifs, l'identité nationale doit se réfléchir « avec » et non « contre », adopter une position de défense n'est jamais très bon. Notre pays s'est construit à partir d'intégrations successives et massives, nos racines sont chrétiennes mais il faut apprendre à se connaître avec les autres religions, musulmane ou juive. Par exemple, la mosquée sur le périphérique a le droit d'exister. C'est normal que les autres religions aient leur espace de vie. Je suis heureux qu'il y ait une mosquée à Toulouse, mais la France n'est pas un pays totalement musulman. Il doit y avoir réciprocité, aussi, pour les autres religions en pays musulmans. »
Position sage et équilibrée, « diplomatique » affirmeront certains, mais en totale concordance avec la position du Magistère catholique – dont Mgr Le Gall est l’un des représentants.
Même son de muezzin (!) chez Mgr Michel Santier, évêque de Créteil et président du Conseil pour les relations interreligieuses de la Conférence des évêques de France, concernant l’affaire de la burqa : « Il faut raison garder. Le nombre de femmes portant le voile intégral étant très limité, les décisions prises ne doivent pas conduire à stigmatiser les croyants musulmans (…). Je suis très réservé sur l'opportunité d'une loi qui ne résoudra pas la question. Si un texte de loi était adopté, le risque pour les femmes musulmanes portant ce voile intégral est qu'elles ne sortent plus de chez elles et soient encore plus marginalisées. Ainsi le résultat pourrait être contraire à l'effet recherché et conduire, par réaction, à une augmentation du nombre de femmes portant cet habit.
« Les citoyens français, et parmi eux les catholiques, ne doivent pas se laisser envahir par la peur et la théorie du choc des civilisations. Il est essentiel de distinguer la majorité de nos concitoyens musulmans qui demandent à pouvoir pratiquer librement leur culte et une minorité qui, tout en se réclamant de l'islam, cherche à déstabiliser les démocraties. »
Ces propos de nos évêques font écho à la position exprimée il y a quelques mois par les évêques suisses – et soutenue par le Vatican, en la personne de Mgr Antonio Maria Veglio, président du Conseil pontifical pour la Pastorale des Migrants – suite au rejet par le peuple suisse de la construction de minarets : « Pour les évêques, la décision du peuple [suisse] représente un obstacle et un grand défi sur le chemin de l'intégration dans le dialogue et le respect mutuel. On n'est manifestement pas parvenu à montrer au peuple que l'interdiction de la construction de minarets ne contribue pas à une saine cohabitation des religions et des cultures, mais au contraire la détériore. La campagne, avec ses exagérations et ses caricatures, a montré que la paix religieuse ne va pas de soi et qu'elle doit toujours être défendue ».
Les évêques suisses ne croyaient pas si bien dire…
Les débats – parfois houleux – qui traversent actuellement notre pays pointent du doigt en effet une religion : l’islam – et une catégorie de la population : les musulmans. Non pas seulement une poignée d’extrémistes fanatiques qui se revendiqueraient de l’islam ; non pas seulement des terroristes avérés ou des imams appelant explicitement au meurtre ; mais les musulmans dans leur ensemble. Je m’en suis rendu compte dans mes discussions avec certains catholiques au sujet de Tariq Ramadan, un intellectuel musulman qui se présente comme « réformiste » et qui préconise une lecture intelligente du Coran qui tienne compte du contexte historique et géographique dans lequel il est reçu – un Coran inculturé, en somme, sans être dénaturé ; un Coran ayant prétention à l’universalisme. La principale critique que l’on adresse à Tariq Ramadan – quand on y regarde de près – c’est, derrière l’accusation de « double langage », de demeurer fondamentalement musulman. Derrière sa présentation lisse de professeur d’université, d’intellectuel modéré, on le suspecte de demeurer substantiellement musulman – et donc : potentiellement dangereux, violent, terroriste.
Car dans l’esprit de beaucoup de nos contemporains, l’islam, c’est le mal, c’est la violence, c’est la guerre.
Il faut lire ces lignes parues sur le Blog Hermas – excellent par ailleurs – pour se rendre compte de l’image que certains intellectuels catholiques peuvent avoir de l’islam : « il faut nécessairement savoir ce qu'est l'islam, afin de connaître à quoi et à qui nous avons affaire. Or il n'est pas une religion comme une autre, ne serait-ce que parce qu'il n'a pas uniquement vocation à en être une. C'est en cela, déjà, que les propos de Mgr Le Gall [principale cible de l’article] ne sont pas admissibles, car ils ne disent pas, sur ce point, la vérité de ce FAIT (…).
« Mais ce n'est pas assez de le connaître, de dire ses origines, ses fondements, ses croyances. Il faut aussi dire ses dangers. Sur ce point les propos de Mgr Le Gall ne disent pas davantage la vérité du FAIT dont il parle. Il ne s'agit pas de se laisser aller à des phantasmes, ni d'embarquer dans une critique égale des fanatiques criminels et des gens qui ne demandent, comme nous, qu'à vivre et à chercher Dieu en paix. Mais ce FAIT musulman, qui s'établit massivement en nos pays, existe déjà en d'autres. Et en ces pays, il fait souvent apparaître une logique de fonctionnement, non pas accidentelle mais en cohérence avec ses croyances, son identité, son histoire et ses fondements, qui est une logique d'intolérance et de violence. Là où il est majoritaire, là où il gouverne, il devient insupportable pour un chrétien de vivre comme tel. La liberté religieuse qu'invoque Mgr Le Gall au nom de la réciprocité, comme une clause de style, y fait rire. Ce n'est pas critique mesquine de le dire, ce n'est pas une agression contre l'islam (sic), c'est le constat du fonctionnement opératoire du FAIT établi en d'autres pays et qui se répand dans le nôtre. En vertu de quoi aurait-il vocation à être différent ici et là-bas ? On peut en discuter utilement. Mais on ne le fait pas, parce que ce serait déjà faire l'état de la question de cette violence et de cette intolérance. Croit-on sérieusement, à défaut, que les discours tenus en particulier par Mgr Le Gall seraient de nature à rendre impossible ces derniers ? »
En somme, si l’on décrypte le message que l’on veut nous transmettre derrière moult précautions oratoires – d’autant plus inutiles qu’elles sont contredites dans la suite du texte : l’islam serait intrinsèquement pervers ; il serait violent et intolérant par nature – cela serait inscrit dans ses « gènes » (ainsi que l’écrit le Père Daniel-Ange). Il reproduirait partout dans le monde et dans tous les pays les mêmes dérives ; il serait incorrigible et irréformable. Et cela s’expliquerait par le FAIT que l’islam « s'est construit (…) sur la négation du judaïsme authentique et sur la négation du christianisme authentique ». Concluez qu’il n’est pas possible d’envisager une cohabitation pacifique avec les musulmans dont la volonté ostentatoire d’afficher leur appartenance religieuse par tel accoutrement ou d’imposer la construction de tel édifice pour la prière communautaire manifeste une entreprise d’islamisation de la France et de l’Europe selon la logique de conquête qui les anime et qui est l’essence même de leur foi. CQFD.
L’islam, « intrinsèquement pervers » ? Cette expression que l’Eglise Catholique a employé au sujet du communisme n'a jamais été appliqué à l’Islam. Et pour cause, le Magistère affirme solennellement que : « L’Église regarde (…) avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu unique, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes (…) Même si, au cours des siècles, de nombreuses dissensions et inimitiés se sont manifestées entre les chrétiens et les musulmans, le saint Concile les exhorte tous à oublier le passé et à s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu’à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté. » (…) (Concile Vatican II, Nostra Aetate, n°3)
« Ces paroles du Concile Vatican II restent pour nous la Magna Charta du dialogue avec vous, chers amis musulmans » affirmait Benoît XVI aux musulmans allemands lors de son premier voyage apostolique à l’occasion des JMJ de Cologne en 2005. « Les leçons du passé doivent nous garder de répéter les mêmes erreurs. Nous voulons rechercher les voies de la réconciliation et apprendre à vivre en respectant chacun l'identité de l'autre. En ce sens, la défense de la liberté religieuse est un impératif constant et le respect des minorités est un signe incontestable d'une véritable civilisation (…). Nous ne devons pas céder à la peur, ni au pessimisme. Nous devons plutôt cultiver l'optimisme et l'espérance. Le dialogue interreligieux et interculturel entre chrétiens et musulmans ne peut pas se réduire à un choix passager. C'est en réalité une nécessité vitale, dont dépend en grande partie notre avenir. »
Aux ambassadeurs de 21 pays musulmans, le Pape réaffirmait en 2006 que : « le dialogue interreligieux et interculturel est une nécessité pour bâtir ensemble le monde de paix et de fraternité ardemment souhaité par tous les hommes de bonne volonté (…). Aussi, fidèles aux enseignements de leurs propres traditions religieuses, chrétiens et musulmans doivent-ils apprendre à travailler ensemble (…). Les leçons du passé doivent (…) nous aider à rechercher des voies de réconciliation, afin de vivre dans le respect de l’identité et de la liberté de chacun, en vue d’une collaboration fructueuse au service de l’humanité tout entière. »
Lors de son voyage apostolique en Turquie, Benoît XVI fit siennes les paroles de son prédécesseur, le Pape Jean-Paul II, qui déclara à l’occasion de sa visite à Ankara en 1979 : « Je me demande s'il n'est pas urgent, précisément aujourd'hui où chrétiens et musulmans sont entrés dans une nouvelle période de l'histoire, de reconnaître et de développer les liens spirituels qui nous unissent, afin de protéger et de promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté ».
On voit donc que l’on ne peut absolument pas dire, du point de vue catholique, que l’islam serait intrinsèquement pervers – et par suite, le traiter comme tel. On doit en revanche considérer que « chrétiens et musulmans appartiennent à la famille de ceux qui croient dans le Dieu unique et qui, selon leurs traditions respectives, sont les descendants d'Abraham ». Telle est la doctrine du Magistère de l’Eglise catholique, du Concile Vatican II, du Pape Benoît XVI ; celle-là même qu’un intellectuel catholique a vocation à promouvoir et à défendre – car le respect envers l’islam n’est pas facultatif : c’est un devoir.
La comparaison de l’islam avec le communisme – suggérée par le Père Daniel-Ange – est d’autant moins pertinente que, contrairement à ce que prétend l’auteur de l’article susvisé, l’islam ne reproduit justement pas le même modèle dans tous les pays où il est pratiqué – à la différence du communisme. « En vertu de quoi [l’islam] aurait-il vocation à être différent ici [en Europe] et là-bas [dans les pays musulmans] ? » interroge notre auteur. Comme si l’islam n’était pas présent sur notre sol depuis plusieurs générations. Comme si les musulmans étaient des étrangers tous frais venus de pays musulmans intégristes. Comme s’il n’existait pas des millions de français musulmans qui, depuis de nombreuses années, n’ont jamais posé de problèmes à notre pays... Or précisément : l’intégration réussie de ces millions de musulmans en France et en Europe – et dans tout l’Occident – a fait naître « une culture islamique occidentale au cœur de laquelle musulmanes et musulmans restent fidèles aux principes religieux fondamentaux tout en assumant leur culture occidentale. Ils sont à la fois pleinement musulmans quant à leur religion, et pleinement occidentaux quant à la culture, et cela ne pose aucun problème. » (Tariq Ramadan, in « Mon intime conviction », Presses du Châtelet).
Voilà un FAIT que notre auteur catholique susvisé néglige complètement : l’existence d’un islam occidental, pacifique, respectueux des lois, dialoguant avec les autres religions (notamment le christianisme et le judaïsme), réprouvant la violence et les pratiques de certains pays musulmans, ainsi qu’une certaine interprétation littéraliste du Coran. Cet « islam occidental est aujourd’hui une réalité : des femmes et des hommes [musulmans] ont comme première langue l’anglais, le français, l’allemand ou l’italien, ils sont imprégnés des différentes cultures occidentales, et malgré l’image négative véhiculée par certains médias, courants politiques ou lobbies, ils se sentent chez eux en Amérique, en Australie ou en Europe, désirent y construire leur avenir et y éduquer leurs enfants. » Et ils ne posent aucun problème…
La manière chrétienne d’aborder la question de l’islam consiste donc d’abord à prendre en considération la réalité telle qu’elle se présente à nous (qu’elle nous plaise ou non), et non telle que nous la fantasmons : à savoir la présence dans notre pays de millions de musulmans – parmi lesquels des millions de compatriotes qui ne sont pas moins français que nous aut’bons catholiques et qui ne posent aucun problème. Ces musulmans méritent le respect, la considération, et la reconnaissance du droit d’exercer leur culte comme il convient. Nous devons les accueillir tels qu’ils sont, et apprendre à vivre avec eux en respectant leur identité, selon l’exhortation du Pape. Ce qui implique que nous les acceptions comme musulmans et que nous nous rangions à leur côté pour défendre avec eux la liberté de pratiquer leur culte.
Les racines de l’Europe sont chrétiennes, rappelait plus haut Mgr Le Gall ; mais nombre de ses branches aujourd’hui sont musulmanes – que nous le voulions ou non. Un chrétien doit prendre acte de cette réalité et ne pas confondre le christianisme avec la Chrétienté. Comme l’a déclaré le Pape Benoît XVI au Président Sarkozy lors de sa visite en France (reprenant une formule de Jean-Paul II) : « L’identité nationale ne se réalise que dans l’ouverture aux autres peuples ». L’identité française, puisque d’essence chrétienne, nous invite à la rencontre avec l’autre – à la charité prévenante ; non à la crispation sur un certain type de civilisation qui est en train de passer – seule la charité ne passe pas.
Nous devons donc considérer les musulmans comme nos frères – frères en humanité ; frères en religion selon notre commune appartenance à la famille des croyants dans le Dieu unique qui s’est révélé à Abraham ; frères aussi avec ceux d’entre eux qui sont nos compatriotes, dans le respect du troisième précepte de notre devise républicaine.
Puisque les musulmans sont nos frères, nous ne pouvons pas envisager l’avenir CONTRE eux, mais AVEC eux. Dans la promotion de la justice sociale, des valeurs morales, de la paix et de la liberté (comme dit le Concile), les musulmans sont nos alliés, non pas nos ennemis ; et des intellectuels comme Tariq Ramadan sont une chance pour l’Occident et pour l’islam – de même que tous les hommes de bonne volonté qui, à l’instar de M. Ramadan, veulent « construire des ponts, expliquer et mieux faire connaître l’islam au monde musulman autant qu’à l’Occident ». Qui sait si le modèle de l’islam occidental ne rayonnera pas sur les actuels pays musulmans au point de les « convertir » à un islam raisonnable, authentiquement croyant, intelligent, humain, respectueux de la différence et de la liberté de conscience ? Impossible ! diront certains. Peut-être. A vues humaines… Mais impossible n’est pas Français… et pas chrétien non plus ! Le chrétien, nous rappelle le Pape, ne doit pas « céder à la peur », mais « cultiver l’optimisme et l’espérance ». Ce n’est pas de l’angélisme, mais du réalisme pascal ! Car tout est possible à celui qui croit – le Christ est ressuscité ; il est vainqueur du péché et de tout mal ; il est avec nous tous les jours jusqu'à la fin du monde.
Je n’oublierai jamais pour ma part ces évènements dont j’ai été le témoin en 1989 qui ont entraîné l’effondrement du communisme à l’Est de l’Europe sans la moindre effusion de sang – évènements dont certains commentateurs avisés ont attribué la paternité à Jean-Paul II. Quand on a eu la grâce de vivre de tels évènements, on ne peut plus ne pas croire en l’impossible. La foi renverse des montagnes.
Je pense pour ma part que l’islam dans le monde peut évoluer significativement sans se renier – et que des penseurs comme Tariq Ramadan peuvent grandement contribuer à cet aggiornamento qui serait une chance pour la paix du monde. Tous les croyants aspirent à une vraie relation avec Dieu en même temps qu'à une vie libre et paisible : le mode de vie et la foi authentique des musulmans occidentaux pourrait donc servir de témoignage aux musulmans du monde entier, et provoquer un effet de contagion… avec la grâce de Dieu. Le processus serait même déjà engagé si l'on en croit Mgr Paul Hinder, vicaire apostolique d'Arabie, pour qui la « fameuse haine des musulmans pour l'occident est une légende instrumentalisée, utilisée à des fins politiques. Aujourd'hui comme hier, beaucoup de musulmans admirent les nombreuses conquêtes de l'Occident et voudraient les voir se réaliser dans leurs propres pays, comme les droits de l'homme ou la démocratie. »
Nous devons donc travailler AVEC nos frères musulmans pour construire la civilisation de l’amour que nous appelons tous de nos vœux – et prier pour que cette civilisation rayonne sur le monde et le pacifie entièrement. « Ce n'est pas l'utopie d'un paradis sur terre mais le devoir de construire un monde plus humain. »
Il est au moins deux domaines où les efforts des chrétiens et musulmans pourraient être conjugués positivement : le premier est celui de la liberté religieuse dans le cadre d’une laïcité « positive » - celle-là même dont notre Président se fait l’apôtre : « une laïcité qui respecte, une laïcité qui rassemble, une laïcité qui dialogue, et pas une laïcité qui exclut ou qui dénonce » selon ce qu’il affirmait à l’Elysée, lors de la visite du Pape en 2008. Qui ne voit par exemple que derrière la question de la burqa se profile en réalité la question du port d’un quelconque vêtement religieux en signe de témoignage de sa foi ? Qui nous dit que demain, lorsque la burqa aura été interdite, certaines voix, niant les racines chrétiennes de l’Europe (il en est !) ne réclameront pas aussi, au nom de l’égalité de traitement entre les religions, l’interdiction du port de la soutane ou du clergyman chez les prêtres catholiques ; ou l’interdiction pour un moine ou une religieuse de se promener publiquement en habit ? Les chrétiens ne doivent pas se tromper de cible. C’est sans doute un très mauvais calcul que de se ranger du côté des laïcistes militants qui prônent un athéisme d’Etat – plutôt que du côté des musulmans dont les intérêts convergent avec les nôtres, les mesures de rétorsions dont ils font aujourd’hui l’objet pouvant demain se retourner contre nous… En tant que croyants, nous pouvons travailler ensemble pour contrecarrer le sécularisme ambiant et l’oubli de Dieu ; ensemble nous dit le Pape, « nous pouvons offrir une réponse crédible à la question qui se fait jour clairement dans la société d'aujourd'hui, même si elle est souvent mise de côté ; c'est-à-dire la question portant sur le sens et le but de la vie, pour chaque individu et pour l'humanité tout entière. Nous sommes appelés à oeuvrer ensemble, afin d'aider la société à s'ouvrir au transcendant, en reconnaissant à Dieu tout-puissant la place qui lui revient. »
« Nos contemporains, poursuit Benoît XVI, attendent de nous un témoignage éloquent pour montrer à tous la valeur de la dimension religieuse de l’existence. »
Le deuxième domaine où les efforts des chrétiens et musulmans pourraient se conjuguer utilement est le combat pour la défense de la vie. Je rêve par exemple de voir un jour des délégations musulmanes – et d’autres traditions religieuses – se joindre à la grande Marche annuelle pour la Vie. Voilà qui aurait un poids considérable et comporterait une puissante charge symbolique ; voilà qui constituerait un témoignage fort pour notre monde enlisé dans la culture de mort. « Ce n'est qu'en partant de la reconnaissance de la place centrale de la personne et de la dignité de chaque être humain, en respectant et en défendant la vie qui est un don de Dieu, et qui est donc sacrée aussi bien pour les chrétiens que pour les musulmans – c'est uniquement sur la base de cette reconnaissance que nous pouvons trouver une base commune pour construire un monde plus fraternel, un monde dans lequel les oppositions et les différences sont réglées de manière pacifique, et où la force destructrice des idéologies est neutralisée. »
Je sais bien que certains catholiques sont allergiques par principe au dialogue interreligieux – qu’ils conçoivent comme une concession coupable au relativisme ambiant. Mais cette réaction épidermique doit être surmontée. Car il est « important de parler avec tout le monde, de favoriser un rapprochement avec ceux qui sont loin. C'est la mission de l'Église » rappelait récemment le Cardinal Etchegaray. Le dialogue interreligieux n’est pas contradictoire avec la mission évangélisatrice de l’Eglise ; tout au contraire, il en est une des modalités. L’Eglise est fidèle à sa Mission quand elle va à la rencontre des hommes de toutes conditions, de toutes races et de toutes appartenances religieuses – pour leur annoncer l’évangile, et d’abord par des actes.
Comprenons bien que le pluralisme religieux n’est pas le relativisme, et que la liberté religieuse est la condition même de l’annonce de l’évangile et de sa bonne réception. Là où la liberté religieuse est assurée pour tous, la promotion du message évangélique est garantie. Et là où des cœurs sont ouverts au dialogue et à l’amitié, la bonne semence peut germer – c’est la terre propice où le bon grain peut porter du fruit.
Si l’on veut porter la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ à nos frères musulmans, il nous faut donc commencer par les aimer – et les aimer tels qu’ils sont ; par leur montrer en acte le Dieu en lequel nous croyons : nous devons être les témoins de l’Amour inconditionnel de Dieu envers eux – et nous serons crédibles lorsque nous leur parlerons du Dieu qui les a aimé gratuitement, au point de s’incarner en notre humanité et de donner sa vie pour eux sur la Croix ; le Christ ressuscité pourra alors se manifester à eux comme Celui qu’ils attendent sans le savoir dans le secret de leur âme croyante – et qui est l’accomplissement parfait de l’islam.
Ces débats ont attisé bien des passions en France, jusques et y compris dans le monde catholique ; en témoignent les réactions désabusées de certains blogueurs catholiques aux propos de certains… de leurs évêques. Par exemple, Mgr Robert Le Gall, archevêque de Toulouse, qui déclarait lors d’un point presse lundi dernier 1er février : « Le débat sur l'identité nationale a été quelque peu piégé au départ. Nous y réagissons en essayant d'être positifs, l'identité nationale doit se réfléchir « avec » et non « contre », adopter une position de défense n'est jamais très bon. Notre pays s'est construit à partir d'intégrations successives et massives, nos racines sont chrétiennes mais il faut apprendre à se connaître avec les autres religions, musulmane ou juive. Par exemple, la mosquée sur le périphérique a le droit d'exister. C'est normal que les autres religions aient leur espace de vie. Je suis heureux qu'il y ait une mosquée à Toulouse, mais la France n'est pas un pays totalement musulman. Il doit y avoir réciprocité, aussi, pour les autres religions en pays musulmans. »
Position sage et équilibrée, « diplomatique » affirmeront certains, mais en totale concordance avec la position du Magistère catholique – dont Mgr Le Gall est l’un des représentants.
Même son de muezzin (!) chez Mgr Michel Santier, évêque de Créteil et président du Conseil pour les relations interreligieuses de la Conférence des évêques de France, concernant l’affaire de la burqa : « Il faut raison garder. Le nombre de femmes portant le voile intégral étant très limité, les décisions prises ne doivent pas conduire à stigmatiser les croyants musulmans (…). Je suis très réservé sur l'opportunité d'une loi qui ne résoudra pas la question. Si un texte de loi était adopté, le risque pour les femmes musulmanes portant ce voile intégral est qu'elles ne sortent plus de chez elles et soient encore plus marginalisées. Ainsi le résultat pourrait être contraire à l'effet recherché et conduire, par réaction, à une augmentation du nombre de femmes portant cet habit.
« Les citoyens français, et parmi eux les catholiques, ne doivent pas se laisser envahir par la peur et la théorie du choc des civilisations. Il est essentiel de distinguer la majorité de nos concitoyens musulmans qui demandent à pouvoir pratiquer librement leur culte et une minorité qui, tout en se réclamant de l'islam, cherche à déstabiliser les démocraties. »
Ces propos de nos évêques font écho à la position exprimée il y a quelques mois par les évêques suisses – et soutenue par le Vatican, en la personne de Mgr Antonio Maria Veglio, président du Conseil pontifical pour la Pastorale des Migrants – suite au rejet par le peuple suisse de la construction de minarets : « Pour les évêques, la décision du peuple [suisse] représente un obstacle et un grand défi sur le chemin de l'intégration dans le dialogue et le respect mutuel. On n'est manifestement pas parvenu à montrer au peuple que l'interdiction de la construction de minarets ne contribue pas à une saine cohabitation des religions et des cultures, mais au contraire la détériore. La campagne, avec ses exagérations et ses caricatures, a montré que la paix religieuse ne va pas de soi et qu'elle doit toujours être défendue ».
Les évêques suisses ne croyaient pas si bien dire…
Les débats – parfois houleux – qui traversent actuellement notre pays pointent du doigt en effet une religion : l’islam – et une catégorie de la population : les musulmans. Non pas seulement une poignée d’extrémistes fanatiques qui se revendiqueraient de l’islam ; non pas seulement des terroristes avérés ou des imams appelant explicitement au meurtre ; mais les musulmans dans leur ensemble. Je m’en suis rendu compte dans mes discussions avec certains catholiques au sujet de Tariq Ramadan, un intellectuel musulman qui se présente comme « réformiste » et qui préconise une lecture intelligente du Coran qui tienne compte du contexte historique et géographique dans lequel il est reçu – un Coran inculturé, en somme, sans être dénaturé ; un Coran ayant prétention à l’universalisme. La principale critique que l’on adresse à Tariq Ramadan – quand on y regarde de près – c’est, derrière l’accusation de « double langage », de demeurer fondamentalement musulman. Derrière sa présentation lisse de professeur d’université, d’intellectuel modéré, on le suspecte de demeurer substantiellement musulman – et donc : potentiellement dangereux, violent, terroriste.
Car dans l’esprit de beaucoup de nos contemporains, l’islam, c’est le mal, c’est la violence, c’est la guerre.
Il faut lire ces lignes parues sur le Blog Hermas – excellent par ailleurs – pour se rendre compte de l’image que certains intellectuels catholiques peuvent avoir de l’islam : « il faut nécessairement savoir ce qu'est l'islam, afin de connaître à quoi et à qui nous avons affaire. Or il n'est pas une religion comme une autre, ne serait-ce que parce qu'il n'a pas uniquement vocation à en être une. C'est en cela, déjà, que les propos de Mgr Le Gall [principale cible de l’article] ne sont pas admissibles, car ils ne disent pas, sur ce point, la vérité de ce FAIT (…).
« Mais ce n'est pas assez de le connaître, de dire ses origines, ses fondements, ses croyances. Il faut aussi dire ses dangers. Sur ce point les propos de Mgr Le Gall ne disent pas davantage la vérité du FAIT dont il parle. Il ne s'agit pas de se laisser aller à des phantasmes, ni d'embarquer dans une critique égale des fanatiques criminels et des gens qui ne demandent, comme nous, qu'à vivre et à chercher Dieu en paix. Mais ce FAIT musulman, qui s'établit massivement en nos pays, existe déjà en d'autres. Et en ces pays, il fait souvent apparaître une logique de fonctionnement, non pas accidentelle mais en cohérence avec ses croyances, son identité, son histoire et ses fondements, qui est une logique d'intolérance et de violence. Là où il est majoritaire, là où il gouverne, il devient insupportable pour un chrétien de vivre comme tel. La liberté religieuse qu'invoque Mgr Le Gall au nom de la réciprocité, comme une clause de style, y fait rire. Ce n'est pas critique mesquine de le dire, ce n'est pas une agression contre l'islam (sic), c'est le constat du fonctionnement opératoire du FAIT établi en d'autres pays et qui se répand dans le nôtre. En vertu de quoi aurait-il vocation à être différent ici et là-bas ? On peut en discuter utilement. Mais on ne le fait pas, parce que ce serait déjà faire l'état de la question de cette violence et de cette intolérance. Croit-on sérieusement, à défaut, que les discours tenus en particulier par Mgr Le Gall seraient de nature à rendre impossible ces derniers ? »
En somme, si l’on décrypte le message que l’on veut nous transmettre derrière moult précautions oratoires – d’autant plus inutiles qu’elles sont contredites dans la suite du texte : l’islam serait intrinsèquement pervers ; il serait violent et intolérant par nature – cela serait inscrit dans ses « gènes » (ainsi que l’écrit le Père Daniel-Ange). Il reproduirait partout dans le monde et dans tous les pays les mêmes dérives ; il serait incorrigible et irréformable. Et cela s’expliquerait par le FAIT que l’islam « s'est construit (…) sur la négation du judaïsme authentique et sur la négation du christianisme authentique ». Concluez qu’il n’est pas possible d’envisager une cohabitation pacifique avec les musulmans dont la volonté ostentatoire d’afficher leur appartenance religieuse par tel accoutrement ou d’imposer la construction de tel édifice pour la prière communautaire manifeste une entreprise d’islamisation de la France et de l’Europe selon la logique de conquête qui les anime et qui est l’essence même de leur foi. CQFD.
L’islam, « intrinsèquement pervers » ? Cette expression que l’Eglise Catholique a employé au sujet du communisme n'a jamais été appliqué à l’Islam. Et pour cause, le Magistère affirme solennellement que : « L’Église regarde (…) avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu unique, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes (…) Même si, au cours des siècles, de nombreuses dissensions et inimitiés se sont manifestées entre les chrétiens et les musulmans, le saint Concile les exhorte tous à oublier le passé et à s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu’à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté. » (…) (Concile Vatican II, Nostra Aetate, n°3)
« Ces paroles du Concile Vatican II restent pour nous la Magna Charta du dialogue avec vous, chers amis musulmans » affirmait Benoît XVI aux musulmans allemands lors de son premier voyage apostolique à l’occasion des JMJ de Cologne en 2005. « Les leçons du passé doivent nous garder de répéter les mêmes erreurs. Nous voulons rechercher les voies de la réconciliation et apprendre à vivre en respectant chacun l'identité de l'autre. En ce sens, la défense de la liberté religieuse est un impératif constant et le respect des minorités est un signe incontestable d'une véritable civilisation (…). Nous ne devons pas céder à la peur, ni au pessimisme. Nous devons plutôt cultiver l'optimisme et l'espérance. Le dialogue interreligieux et interculturel entre chrétiens et musulmans ne peut pas se réduire à un choix passager. C'est en réalité une nécessité vitale, dont dépend en grande partie notre avenir. »
Aux ambassadeurs de 21 pays musulmans, le Pape réaffirmait en 2006 que : « le dialogue interreligieux et interculturel est une nécessité pour bâtir ensemble le monde de paix et de fraternité ardemment souhaité par tous les hommes de bonne volonté (…). Aussi, fidèles aux enseignements de leurs propres traditions religieuses, chrétiens et musulmans doivent-ils apprendre à travailler ensemble (…). Les leçons du passé doivent (…) nous aider à rechercher des voies de réconciliation, afin de vivre dans le respect de l’identité et de la liberté de chacun, en vue d’une collaboration fructueuse au service de l’humanité tout entière. »
Lors de son voyage apostolique en Turquie, Benoît XVI fit siennes les paroles de son prédécesseur, le Pape Jean-Paul II, qui déclara à l’occasion de sa visite à Ankara en 1979 : « Je me demande s'il n'est pas urgent, précisément aujourd'hui où chrétiens et musulmans sont entrés dans une nouvelle période de l'histoire, de reconnaître et de développer les liens spirituels qui nous unissent, afin de protéger et de promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté ».
On voit donc que l’on ne peut absolument pas dire, du point de vue catholique, que l’islam serait intrinsèquement pervers – et par suite, le traiter comme tel. On doit en revanche considérer que « chrétiens et musulmans appartiennent à la famille de ceux qui croient dans le Dieu unique et qui, selon leurs traditions respectives, sont les descendants d'Abraham ». Telle est la doctrine du Magistère de l’Eglise catholique, du Concile Vatican II, du Pape Benoît XVI ; celle-là même qu’un intellectuel catholique a vocation à promouvoir et à défendre – car le respect envers l’islam n’est pas facultatif : c’est un devoir.
La comparaison de l’islam avec le communisme – suggérée par le Père Daniel-Ange – est d’autant moins pertinente que, contrairement à ce que prétend l’auteur de l’article susvisé, l’islam ne reproduit justement pas le même modèle dans tous les pays où il est pratiqué – à la différence du communisme. « En vertu de quoi [l’islam] aurait-il vocation à être différent ici [en Europe] et là-bas [dans les pays musulmans] ? » interroge notre auteur. Comme si l’islam n’était pas présent sur notre sol depuis plusieurs générations. Comme si les musulmans étaient des étrangers tous frais venus de pays musulmans intégristes. Comme s’il n’existait pas des millions de français musulmans qui, depuis de nombreuses années, n’ont jamais posé de problèmes à notre pays... Or précisément : l’intégration réussie de ces millions de musulmans en France et en Europe – et dans tout l’Occident – a fait naître « une culture islamique occidentale au cœur de laquelle musulmanes et musulmans restent fidèles aux principes religieux fondamentaux tout en assumant leur culture occidentale. Ils sont à la fois pleinement musulmans quant à leur religion, et pleinement occidentaux quant à la culture, et cela ne pose aucun problème. » (Tariq Ramadan, in « Mon intime conviction », Presses du Châtelet).
Voilà un FAIT que notre auteur catholique susvisé néglige complètement : l’existence d’un islam occidental, pacifique, respectueux des lois, dialoguant avec les autres religions (notamment le christianisme et le judaïsme), réprouvant la violence et les pratiques de certains pays musulmans, ainsi qu’une certaine interprétation littéraliste du Coran. Cet « islam occidental est aujourd’hui une réalité : des femmes et des hommes [musulmans] ont comme première langue l’anglais, le français, l’allemand ou l’italien, ils sont imprégnés des différentes cultures occidentales, et malgré l’image négative véhiculée par certains médias, courants politiques ou lobbies, ils se sentent chez eux en Amérique, en Australie ou en Europe, désirent y construire leur avenir et y éduquer leurs enfants. » Et ils ne posent aucun problème…
La manière chrétienne d’aborder la question de l’islam consiste donc d’abord à prendre en considération la réalité telle qu’elle se présente à nous (qu’elle nous plaise ou non), et non telle que nous la fantasmons : à savoir la présence dans notre pays de millions de musulmans – parmi lesquels des millions de compatriotes qui ne sont pas moins français que nous aut’bons catholiques et qui ne posent aucun problème. Ces musulmans méritent le respect, la considération, et la reconnaissance du droit d’exercer leur culte comme il convient. Nous devons les accueillir tels qu’ils sont, et apprendre à vivre avec eux en respectant leur identité, selon l’exhortation du Pape. Ce qui implique que nous les acceptions comme musulmans et que nous nous rangions à leur côté pour défendre avec eux la liberté de pratiquer leur culte.
Les racines de l’Europe sont chrétiennes, rappelait plus haut Mgr Le Gall ; mais nombre de ses branches aujourd’hui sont musulmanes – que nous le voulions ou non. Un chrétien doit prendre acte de cette réalité et ne pas confondre le christianisme avec la Chrétienté. Comme l’a déclaré le Pape Benoît XVI au Président Sarkozy lors de sa visite en France (reprenant une formule de Jean-Paul II) : « L’identité nationale ne se réalise que dans l’ouverture aux autres peuples ». L’identité française, puisque d’essence chrétienne, nous invite à la rencontre avec l’autre – à la charité prévenante ; non à la crispation sur un certain type de civilisation qui est en train de passer – seule la charité ne passe pas.
Nous devons donc considérer les musulmans comme nos frères – frères en humanité ; frères en religion selon notre commune appartenance à la famille des croyants dans le Dieu unique qui s’est révélé à Abraham ; frères aussi avec ceux d’entre eux qui sont nos compatriotes, dans le respect du troisième précepte de notre devise républicaine.
Puisque les musulmans sont nos frères, nous ne pouvons pas envisager l’avenir CONTRE eux, mais AVEC eux. Dans la promotion de la justice sociale, des valeurs morales, de la paix et de la liberté (comme dit le Concile), les musulmans sont nos alliés, non pas nos ennemis ; et des intellectuels comme Tariq Ramadan sont une chance pour l’Occident et pour l’islam – de même que tous les hommes de bonne volonté qui, à l’instar de M. Ramadan, veulent « construire des ponts, expliquer et mieux faire connaître l’islam au monde musulman autant qu’à l’Occident ». Qui sait si le modèle de l’islam occidental ne rayonnera pas sur les actuels pays musulmans au point de les « convertir » à un islam raisonnable, authentiquement croyant, intelligent, humain, respectueux de la différence et de la liberté de conscience ? Impossible ! diront certains. Peut-être. A vues humaines… Mais impossible n’est pas Français… et pas chrétien non plus ! Le chrétien, nous rappelle le Pape, ne doit pas « céder à la peur », mais « cultiver l’optimisme et l’espérance ». Ce n’est pas de l’angélisme, mais du réalisme pascal ! Car tout est possible à celui qui croit – le Christ est ressuscité ; il est vainqueur du péché et de tout mal ; il est avec nous tous les jours jusqu'à la fin du monde.
Je n’oublierai jamais pour ma part ces évènements dont j’ai été le témoin en 1989 qui ont entraîné l’effondrement du communisme à l’Est de l’Europe sans la moindre effusion de sang – évènements dont certains commentateurs avisés ont attribué la paternité à Jean-Paul II. Quand on a eu la grâce de vivre de tels évènements, on ne peut plus ne pas croire en l’impossible. La foi renverse des montagnes.
Je pense pour ma part que l’islam dans le monde peut évoluer significativement sans se renier – et que des penseurs comme Tariq Ramadan peuvent grandement contribuer à cet aggiornamento qui serait une chance pour la paix du monde. Tous les croyants aspirent à une vraie relation avec Dieu en même temps qu'à une vie libre et paisible : le mode de vie et la foi authentique des musulmans occidentaux pourrait donc servir de témoignage aux musulmans du monde entier, et provoquer un effet de contagion… avec la grâce de Dieu. Le processus serait même déjà engagé si l'on en croit Mgr Paul Hinder, vicaire apostolique d'Arabie, pour qui la « fameuse haine des musulmans pour l'occident est une légende instrumentalisée, utilisée à des fins politiques. Aujourd'hui comme hier, beaucoup de musulmans admirent les nombreuses conquêtes de l'Occident et voudraient les voir se réaliser dans leurs propres pays, comme les droits de l'homme ou la démocratie. »
Nous devons donc travailler AVEC nos frères musulmans pour construire la civilisation de l’amour que nous appelons tous de nos vœux – et prier pour que cette civilisation rayonne sur le monde et le pacifie entièrement. « Ce n'est pas l'utopie d'un paradis sur terre mais le devoir de construire un monde plus humain. »
Il est au moins deux domaines où les efforts des chrétiens et musulmans pourraient être conjugués positivement : le premier est celui de la liberté religieuse dans le cadre d’une laïcité « positive » - celle-là même dont notre Président se fait l’apôtre : « une laïcité qui respecte, une laïcité qui rassemble, une laïcité qui dialogue, et pas une laïcité qui exclut ou qui dénonce » selon ce qu’il affirmait à l’Elysée, lors de la visite du Pape en 2008. Qui ne voit par exemple que derrière la question de la burqa se profile en réalité la question du port d’un quelconque vêtement religieux en signe de témoignage de sa foi ? Qui nous dit que demain, lorsque la burqa aura été interdite, certaines voix, niant les racines chrétiennes de l’Europe (il en est !) ne réclameront pas aussi, au nom de l’égalité de traitement entre les religions, l’interdiction du port de la soutane ou du clergyman chez les prêtres catholiques ; ou l’interdiction pour un moine ou une religieuse de se promener publiquement en habit ? Les chrétiens ne doivent pas se tromper de cible. C’est sans doute un très mauvais calcul que de se ranger du côté des laïcistes militants qui prônent un athéisme d’Etat – plutôt que du côté des musulmans dont les intérêts convergent avec les nôtres, les mesures de rétorsions dont ils font aujourd’hui l’objet pouvant demain se retourner contre nous… En tant que croyants, nous pouvons travailler ensemble pour contrecarrer le sécularisme ambiant et l’oubli de Dieu ; ensemble nous dit le Pape, « nous pouvons offrir une réponse crédible à la question qui se fait jour clairement dans la société d'aujourd'hui, même si elle est souvent mise de côté ; c'est-à-dire la question portant sur le sens et le but de la vie, pour chaque individu et pour l'humanité tout entière. Nous sommes appelés à oeuvrer ensemble, afin d'aider la société à s'ouvrir au transcendant, en reconnaissant à Dieu tout-puissant la place qui lui revient. »
« Nos contemporains, poursuit Benoît XVI, attendent de nous un témoignage éloquent pour montrer à tous la valeur de la dimension religieuse de l’existence. »
Le deuxième domaine où les efforts des chrétiens et musulmans pourraient se conjuguer utilement est le combat pour la défense de la vie. Je rêve par exemple de voir un jour des délégations musulmanes – et d’autres traditions religieuses – se joindre à la grande Marche annuelle pour la Vie. Voilà qui aurait un poids considérable et comporterait une puissante charge symbolique ; voilà qui constituerait un témoignage fort pour notre monde enlisé dans la culture de mort. « Ce n'est qu'en partant de la reconnaissance de la place centrale de la personne et de la dignité de chaque être humain, en respectant et en défendant la vie qui est un don de Dieu, et qui est donc sacrée aussi bien pour les chrétiens que pour les musulmans – c'est uniquement sur la base de cette reconnaissance que nous pouvons trouver une base commune pour construire un monde plus fraternel, un monde dans lequel les oppositions et les différences sont réglées de manière pacifique, et où la force destructrice des idéologies est neutralisée. »
Je sais bien que certains catholiques sont allergiques par principe au dialogue interreligieux – qu’ils conçoivent comme une concession coupable au relativisme ambiant. Mais cette réaction épidermique doit être surmontée. Car il est « important de parler avec tout le monde, de favoriser un rapprochement avec ceux qui sont loin. C'est la mission de l'Église » rappelait récemment le Cardinal Etchegaray. Le dialogue interreligieux n’est pas contradictoire avec la mission évangélisatrice de l’Eglise ; tout au contraire, il en est une des modalités. L’Eglise est fidèle à sa Mission quand elle va à la rencontre des hommes de toutes conditions, de toutes races et de toutes appartenances religieuses – pour leur annoncer l’évangile, et d’abord par des actes.
Comprenons bien que le pluralisme religieux n’est pas le relativisme, et que la liberté religieuse est la condition même de l’annonce de l’évangile et de sa bonne réception. Là où la liberté religieuse est assurée pour tous, la promotion du message évangélique est garantie. Et là où des cœurs sont ouverts au dialogue et à l’amitié, la bonne semence peut germer – c’est la terre propice où le bon grain peut porter du fruit.
Si l’on veut porter la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ à nos frères musulmans, il nous faut donc commencer par les aimer – et les aimer tels qu’ils sont ; par leur montrer en acte le Dieu en lequel nous croyons : nous devons être les témoins de l’Amour inconditionnel de Dieu envers eux – et nous serons crédibles lorsque nous leur parlerons du Dieu qui les a aimé gratuitement, au point de s’incarner en notre humanité et de donner sa vie pour eux sur la Croix ; le Christ ressuscité pourra alors se manifester à eux comme Celui qu’ils attendent sans le savoir dans le secret de leur âme croyante – et qui est l’accomplissement parfait de l’islam.