J’ai publié il y a quelques semaines sur mon site Dailymotion un petit clip de Mgr Lustiger concernant ce fameux passage de l’Evangile où Jésus, sur la Croix, confie sa Mère au disciple qu’il aimait. « Femme, voici ton Fils », dit Jésus à sa Mère. « Voici ta Mère » dit-il à St Jean (Jn 19. 26-27).
Le Cardinal Lustiger, de vénérée mémoire, commentait ce texte en faisant remarquer que, contrairement à ce que la traduction française de l’Evangile pouvait laisser entendre, Jésus sur la Croix ne dit pas à St Jean « Voici TA Mère », mais « Voici LA Mère ».
Cette remarque m’a valu une violente réplique d’un frère protestant, et un vigoureux échange publié la semaine dernière sur ce même Blog. Au cœur de la controverse : les mots réellement employés par Jésus sur la Croix à l’adresse de Saint Jean. C’est sur ce texte controversé de l’Evangile de Jean, Chapitre 19, versets 25 à 27, que je souhaiterais revenir.
1. Il convient de rappeler tout d’abord – ainsi que je l'indiquais à mon contradicteur – que le texte divinement inspiré est, pour ce qui concerne l’Evangile (et l’ensemble du Nouveau Testament), le texte original grec ; non sa traduction en langue vernaculaire. Il est donc vain de se… cramponner (sans mauvais jeu de mots !) à sa Bible française, et d’en opposer la version à des interlocuteurs qui, peut-être, font l’effort de revenir au sens originel des termes exacts employés par Jésus dans l’Evangile.
« Les livres canoniques reconnus par l’Eglise ont Dieu comme auteur (…). Il est évident [toutefois] que les traductions postérieures ne sont pas, au titre des traductions, l’œuvre de Dieu, mais l’œuvre d’hommes sujets à l’erreur (…). Le travail qui consiste à établir avec soin le texte original s’appelle la « critique textuelle ». « Critique » n’est pas à prendre au sens courant de dénigrement ou de contestation, mais dans son sens étymologique de discernement, de triage. Ce travail, de niveau évidemment très technique, est primordial, car c’est le texte original d’un livre saint qui est canonique et inspiré » (Père A.-M. Roguet, « Initiation à l’Evangile », Editions du Seuil, 1973, pages 36 à 38). C’est donc vers lui (le texte original du livre saint ; non le Père Roguet !) qu’il convient de se tourner lorsque l’on se heurte à une difficulté d’interprétation sur tel ou tel passage de l’Ecriture.
2. Ceci étant posé, revenons au propos du regretté Cardinal Lustiger. Selon lui, Jésus n’aurait pas dit à Saint Jean : « Voici TA Mère », mais « Voici LA Mère », ce qui ne serait pas sans conséquence sur notre manière de concevoir le rôle singulier de la Vierge Marie dans l’économie du Salut.
L’analyse exégétique de ce passage me paraît fondamentale dans le cadre du dialogue avec nos frères protestants, puisqu’elle s’appuie sur l’Ecriture (l’un d’eux me faisait récemment le fraternel reproche de ne pas suffisamment en parler… cf. Marie, toujours vierge? (9) - Commentaire n°5), et qu’elle n’a pas à ma connaissance (très parcellaire cependant...) été réalisée de manière très poussée par les théologiens issus de la Réforme. Elle permettra en outre à de nombreux catholiques de prendre l’exacte mesure du rôle extraordinaire (et tout à fait unique !) de la Vierge Marie dans le Plan de Dieu, rôle méconnu sinon méprisé par nombre d’entre eux qui, sous prétexte de fidélité à leur Seigneur, ont pris le parti volontaire d’ignorer sa Mère et de l’exclure du champ de leur vie spirituelle, sans grand égard malheureusement pour ce que Dieu nous révèle de sa Volonté dans ce passage clef de Jn 19. 25-27.
3. Mais revenons au texte. Puisque la controverse portait sur les paroles prononcées par Jésus sur la Croix dans l’Evangile de Jean, la question se pose tout simplement de savoir ce qu’a vraiment dit Jésus dans ce même Evangile, en sa version originale. Monseigneur Lustiger prétend que Jésus aurait dit à Saint Jean : « Voici LA Mère » ; mon contradicteur protestant maintient qu’il aurait dit : « Voici TA Mère ».
Eh bien… l’honnêteté me commande de reconnaître ici que c’est mon contradicteur protestant qui a raison ! Mgr Lustiger cite certainement ce passage évangélique de mémoire, et visiblement, fait une confusion entre les versets 26 et 27 du chapitre 19 de Saint Jean. Mon frère protestant marque donc un point quant à la lettre du texte… mais passe tout à fait à côté, me semble-t-il, de l’esprit de ce passage, dont le Cardinal rend plus fidèlement compte en évoquant l’expression mystérieuse (totalement ignorée par mon interlocuteur réformé !) employée à deux reprises par Saint Jean au verset 26 : « Jésus voyant LA Mère… dit à LA Mère »…
4. Si l’on tentait une traduction littérale de ce passage de Jn 19. 25-27 à partir de l’original grec, on obtiendrait à peu près ceci :
« 25. Se tenaient auprès de la croix de Jésus SA mère et la soeur de SA mère, Marie, la (sous-entendu : femme) de Cléophas, et Marie, la Magdaléenne.
26. Jésus donc, voyant LA mère et le disciple qu'il aimait se tenant auprès, dit à LA mère : femme, voici ton fils.
27. Ensuite il dit au disciple : voici TA mère. Et à partir de cette heure même le disciple la prit (ou : la reçut) chez lui. »
5. On ne peut qu’être frappé ici par l’emploi du mot « Mère », par 6 fois répété en 3 versets, et décliné par l’Evangéliste selon une gradation qui laisse à penser que Saint Jean cherche à suggérer une évolution dans le rôle maternel de Marie, puisque de l’expression « SA mère » (au verset 25), on passe à « LA Mère » (au verset 26, sans le possessif « sa »), puis à « TA Mère » (au verset 27).
Concernant l’expression du verset 26 (« LA Mère », spécialement relevée par le Cardinal Lustiger), il est intéressant de noter que si le grec n'utilise pas systématiquement le possessif, il est utilisé 4 fois dans ce passage de Jn 19. 25-27 : "SA mère", "la soeur de SA mère" (au verset 25) ; "TON fils" (au verset 26) ; "TA mère" (au verset 27). Cela est suffisamment marquant pour que les endroits où St Jean ne l'utilise pas soient notés et interprétés : voyant "LA mère" et "LE disciple", il dit à "LA mère" (verset 26)... il dit "AU disciple" (verset 27).
6. On ne peut donc pas se contenter d’une interprétation minimaliste et purement humaine des paroles adressées par Jésus à sa Mère et au disciple qu’il aimait. « Jésus confie à son disciple sa mère dans son humanité (…) pour en prendre soin » affirmait mon contradicteur de la semaine dernière. Il voulait ainsi « combler en quelque mesure le vide immense et douloureux que son départ allait [provoquer] dans le cœur de sa mère » (L. Bonnet et A. Schroeder, Bible annotée, p. 285, n°3).
Il ne faut sans doute pas minimiser cette dimension purement humaine et affectueuse du geste de Jésus envers sa mère, et ne pas craindre de se laisser émouvoir par l’expression d’un si tendre amour d’un fils aimant et agonisant envers sa maman. « Avant de mourir, Jésus en bon Fils qu’il est, veut confier sa Mère à la garde du disciple bien-aimé. Il est (…) fort touchant de penser que Jésus, en ces circonstances, ait eu cette prévenance à l’égard de sa mère. Dans les souffrances atroces de la crucifixion, il a moins souci de lui-même que de celle qu’il va laisser seule et éplorée. Il surmonte sa douleur en un dernier effort pour porter comme acte ultime de son ministère en ce monde ce témoignage de tendresse envers celle qui l’a enfanté (…). Beaucoup d’hommes, dans les souffrances de l’agonie, en appellent très spontanément à leur mère, pour qu’elle les aide et les soutienne. Mais ici, c’est le condamné qui vient en aide à sa mère dans l’acte ultime de sa vie » (Guillaume de Menthière, « L’art de la prière – Je vous salue Marie », Mame Edifa 2003, page 154).
Cette interprétation n’épuise cependant pas le sens extraordinairement riche et dense de ce texte, ainsi que nous allons le voir. « Le danger serait [ici] d’en rester à un aspect purement affectif, au risque de bloquer le chemin d’une compréhension plus profonde du mystère. Il est en effet certain que le Christ n’a pas voulu seulement toucher notre affectivité : jamais il ne demeure à ce niveau. Il a surtout voulu nous faire comprendre le changement radical de notre être dans son incarnation rédemptrice. C’est que, dans sa mort glorieuse, l’homme ancien est détruit pour que le baptême nous revête de l’homme nouveau (…). Pour cette nouvelle naissance, il faut à l’humanité une mère, afin que la vie qui nous a été rendue par le Christ soit accueillie dans un milieu qui favorise sa croissance » (Jean Lafrance, « En prière avec Marie, mère de Jésus », Médiaspaul, 1992, p. 245).
7. Plusieurs indices textuels plaident en faveur d’une interprétation plus profonde et spirituelle de ce passage johannique (sans que celle-ci soit exclusive, répétons-le, de son sens humain).
La construction grecque « Mén dé… » au verset 25 par exemple relie cette scène à celle du partage des vêtements (v. 23-24), tandis que le verset 28 affirme qu’avec ce qui précède, « tout est accompli ». « Nous sommes donc ici au summum de la Passion et de son fruit rédempteur. En outre, si la tunique sans couture était symbole de l’Unité qui doit caractériser l’Eglise « Une, Sainte, Catholique et Apostolique », il est à présumer que, dans le prolongement des versets 23-24, ces versets 25-27 ont une portée ecclésiale, d’autant plus que les versets 31-37 concluront sur cette perspective » (Bible Chrétienne, II*, Commentaires, p. 734).
8. Deuxième indice en faveur d’une lecture spirituelle (et non seulement humaine) de ce passage évangélique : l’étonnant anonymat dans lequel se trouvent Marie et Jean, qui ne sont jamais nommément cités dans le texte. Si des quatre Evangiles nous n’avions conservé que celui de Saint Jean, jamais nous n’aurions su que « le disciple que Jésus aimait » était Jean, et la « Mère de Jésus », Marie ! Ce détail est d’autant plus surprenant ici que l’Evangéliste vient juste d’appeler par leur nom "Marie, femme de Cléophas" et "Marie de Magdala". Marie et Jean sont donc les deux seuls personnages de ce texte à n’être désignés que par leur seule référence à Jésus : l’un (Jean) comme disciple, et l’autre (Marie) comme Mère. Leur identité personnelle s’efface donc pour laisser place à ce qui les caractérise spécifiquement dans leur relation à Jésus, et ce qu’ils ont vocation chacun à représenter dans ce passage : l’archétype de tous les disciples du Christ pour Saint Jean (et donc : chacun de nous) ; et l’archétype de la Mère pour Marie (laquelle se voit confiée… à chacun de nous). Le retrait significatif du possessif que nous avons évoqué plus haut, aux versets 26 et 27 (« voyant "LA mère" et "LE disciple", il dit à "LA mère" : verset 26... ; il dit "AU disciple" : verset 27 » : cf. ci-dessus, n°5), plaide en faveur de cette interprétation, et me paraît révéler la véritable intentionnalité de l’auteur.
« Saint Jean donne volontiers à ses personnages une valeur collective, ils sont les représentants de tout un groupe. Cela est vrai du disciple que Jésus aimait qui, dépassant sa seule individualité, prend une valeur universelle. Il figure tous les disciples et même tous ceux qui sont appelés à devenir disciples, c'est-à-dire en définitive l’humanité toute entière » (P. de Menthière, op. cit. pages 158 et 159). « Au-delà des disciples, c’est en un sens toute l’humanité – pour qui Jésus donne sa vie par amour – qui est représentée au pied de la Croix et que Jésus proclame « descendance » de Marie » (J. Laurenceau, « Parlez-nous de Marie », Salvator 1976, page 152).
Il est intéressant de relever cette répartition très nette des rôles entre « Marie-la Mère » et « Saint Jean-le Disciple ». « C’est une de mes réserve devant l’enthousiasme avec lequel s’est construite en Amérique la théologie de Marie-disciple. Certes, on peut dire que Marie est disciple de Jésus, mais elle est plus spécifiquement sa Mère. L’Evangile différencie :
- Marie dans sa fonction de Mère et sa présence maternelle originale au Christ, de l’Annonciation et de l’enfance à Cana et au Calvaire,
- et les femmes-disciples qui accompagnèrent Jésus, comme disciples à part entière durant tout son ministère, et qui l’assistaient de leurs biens (Lc 8. 1-3). » (René Laurentin, « Marie, clef du mystère chrétien », Arthème Fayard 1994, page 26).
9. Dans l’Evangile de Jean, la présence de la Mère de Jésus n’est mentionnée qu’en deux circonstances : à Cana et au Calvaire, soit au commencement et à la fin du ministère public de Jésus. Dans le récit des noces de Cana, Marie, encore désignée comme « la mère de Jésus », semble mise à l'épreuve par son Fils lorsqu’en réponse à sa remarque concernant le manque de vin, il lui adresse cette parole, rude et mystérieuse : « Que me veux-tu, Femme ? Mon Heure n’est pas encore venue » (Jn 2. 4). Cette Heure de Jésus s'avèrera être, plus loin dans l'Evangile de Jean, l'Heure de la Passion ; l'Heure où Jésus, élevé de terre sur la Croix, sera, selon ses propres mots, « glorifié » (Jn 17.1). C'est à cette Heure décisive du Golgotha que l'on retrouvera Marie, dans cet Evangile, avec trois femmes et un disciple de Jésus. C'est à cette Heure où l'« Homme » (Jn 19.5) va s'immoler dans un acte de parfaite obéissance au Père pour le Salut du monde, que le mystère de la « Femme » va pouvoir s’accomplir…
(à suivre…)