Totus Tuus

En ce jour où la liturgie nous donne à méditer la belle parabole du pharisien et du publicain, voici une méditation de Claude Tresmontant sur l'exhortation du Seigneur Jésus à ne pas juger nos frères - qui ne nous dispense pas de la "correction fraternelle" enseignée par ailleurs, mais nous permet de comprendre dans quel esprit l'accomplir lorsque l'occasion se présente. Ce passage est tiré du Chapitre 14 de "L'enseignement de Ieschoua de Nazareth", Seuil 1970, pp. 161-163. 

Mt 7. 1 : « Ne jugez pas, afin que vous ne soyez pas jugés ; car dans le jugement même dans lequel vous jugez, vous serez jugés, et dans la mesure même avec laquelle vous mesurez, avec elle vous serez mesurés. » 

C’est (...) l’un des traits caractéristiques de l’enseignement, de l’esprit évangélique. L’homme évangélique se distingue de l’homme de l’éthique et de la vertu, en ce qu’il sait qu’il ne doit pas, qu’il ne peut pas juger. 

Ce n’est pas là (…) un précepte de « morale », ni une recommandation d’indulgence. Il s’agit de bien autre chose que de cela. Il s’agit d’un précepte et d’un commandement qui résulte d’une vérité ontologique. Celui qui juge un autre présuppose par là-même qu’il le connaît EXHAUSTIVEMENT. Première erreur. Dieu seul, le Créateur qui sonde les reins et les cœurs, connaît un être de manière exhaustive, jusque dans ses secrets les plus cachés. Si on ne connaît pas un être de manière exhaustive, on ne peut pas le juger. 

Deuxièmement, celui qui juge un être présuppose par là-même que cet être qu’il juge est fixé, stable, achevé, non-évolutif, figé en son être. Celui qui juge un être le transforme en chose, ou du moins fait comme si l’être qu’il juge était une chose sans devenir. Il le fige, il le fixe, il le pétrifie, par la pensée. Le jugement présuppose un FIXISME. Seconde Erreur. Dans la durée présente, tous les êtres sont en régime de genèse, de création. Aucun n’est achevé ni figé. Chacun se meut et se débat dans des possibilités diverses et contradictoires. Chacun de nous est capable de faire plusieurs choses contraires. Le jugement présuppose une fixité qui n’existe pas. Il pétrifie ce qui est mobile. Il constitue une erreur contre la création inachevée. Il consiste à désespérer des possibilités d’avenir et de transformation de l’être jugé. Il arrête le temps. Il nie le temps. Le jugement, la condamnation, finalement, sont un ARRET DE MORT, puisqu’ils feignent de considérer que l’être jugé est et restera toujours, irrévocablement, ce que nous avons jugé qu’il est. Nous l’immobilisons, nous le paralysons en le jugeant. Nous ne pouvons pas juger ce qui est inachevé et en régime de gestation. 

Un être vivant, un homme, peut se repentir et se faire, comme dit la Bible, un cœur nouveau. La métanoia dont parle le Nouveau Testament grec, c’est le changement de noûs, le renouvellement de ce qui est le plus profond en nous, l’intelligence et la liberté conjointes. Un homme peut devenir un autre. Un homme qui était menteur, d’abord ne l’était pas complètement, ni sous tous les rapports, ni en tous les domaines. Et, de plus, il peut cesser d’être menteur. Il peut se faire nouveau, et devenir véridique. Un homme qui était tueur, d’abord ne l’était pas de toutes manières. Car il y avait des êtres qu’il aimait et qu’il protégeait. C’était donc déjà une erreur que de juger : untel est assassin. Car, en fait, cet homme, s’il avait tué, n’était pas que cela. Il était par ailleurs bien autre chose que cela. Il ne se réduisait pas à cela. Il y avait en lui des richesses, des tendresses, qui n’entraient pas dans la catégorie, dans le schème sous lequel je l’avais enfermé par mon jugement. Et puis, il peut cesser d’être assassin. Il peut devenir autre. Je ne suis pas à la place du Créateur qui, avec n’importe qui – il l’a prouvé dans l’histoire – peut faire un saint et avec des pierres des enfants d’Abraham. Le jugement est une erreur ontologique. 

Et c’est une erreur qui me juge moi-même, une erreur par laquelle je me condamne moi-même. Car ce jugement que je porte, durement, sur un être dont j’ignore l’histoire secrète, les difficultés intérieures, le poids des atavismes qu’il a à assumer, les luttes qu’il a eu à mener, ce jugement par lequel je solidifie, j’immobilise, je fixe, je pétrifie, ce qui est encore en régime de création inachevée, finalement il atteste la dureté de mon cœur et mon inintelligence de ce qu’est la création, ici la création de l’homme, mon manque de tendresse et de compassion pour cette humanité inachevée, embryonnaire, tâtonnante, qui apprend maladroitement à exister. En jugeant, je suis comme le mauvais jardinier qui coupe les fleurs fatiguées au lieu de s’efforcer de les ranimer, ou le mauvais pédagogue qui condamne l’enfant malhabile au lieu de l’aider à se développer. C’est pourquoi le rabbi Ieschoua disait : « la mesure dont vous vous serez servis pour juger, par elle vous serez jugés. » Car si cette mesure est étroite, mesquine, sévère, nous découvrons par là même qui nous sommes, et à quel point nous ne comprenons pas le mystère de la création. 

Shaoul de Tarse écrira un jour (vers l’an 52) aux disciples de Ieschoua qui vivaient à Corinthe (1 Co 4. 3) : « Je ne me juge pas moi-même ». L’homme intelligent, qui a compris le mystère de la création, sait bien qu’il ne peut ni juger les autres, ni se juger soi-même, car chacun, pour soi-même, est aussi mystérieux que l’autre. En moi-même aussi je discerne ces forces contradictoires, et cette source de travail, cet effort d’une création inachevée. Me juger est aussi sot que de juger un autre. Car en me jugeant, je me pétrifie aussi, je fais de moi-même un être fixé et stabilisé, c’est-à-dire une chose. Je méconnais toutes les transformations qui peuvent s’effectuer en moi, avec mon concours. Je méconnais que je peux naître nouveau, et devenir, comme dit Paul, une créature nouvelle (2 Co 5. 17 ; Ga 6. 15)

Dim 27 oct 2013 Aucun commentaire