Totus Tuus

« L’ignorance de la doctrine chrétienne est admise comme la principale cause du déclin de la foi et, par conséquent, une catéchèse sérieuse est d’une importance colossale pour la restauration de la foi. » (Cardinal Burke) 

C’est pour répondre à cette exigence d’une formation chrétienne solide que je vous propose de commencer, en cette Année de la Foi, une lecture continue de la Somme Théologique de Saint Thomas d’Aquin – dont « l’Eglise fait sienne la doctrine » (Benoît XV) – afin d’entrer dans une connaissance plus profonde de Jésus-Christ, en qui nous avons « reçu toutes les richesses, toutes celles de la Parole et toutes celles de la connaissance de Dieu » (1 Co 1. 5). 

Nous entreprenons la lecture de la Première Partie de la Somme (Prima Pars) qui traite de Dieu, tout simplement, et se décompose en 119 « Questions » s’interrogeant sur l’essence divine (ST1 q2 à 26), la distinction des Personnes en Dieu (ST1 q27 à 43) et la manière dont les créatures procèdent de Dieu (ST1 q44 à 119). 

La première « Question » que nous regardons aujourd’hui (ST1 q1) nous introduit à tout ce qui va suivre, et nous fait réfléchir sur la discipline particulière qui est l’objet spécifique de la Somme : la Théologie, ou « Doctrine sacrée » : « La Doctrine sacrée, qu’est-elle ? A quoi s’étend-elle ? » 

Pour Saint Thomas, nous nous trouvons ici dans un domaine de la connaissance humaine qu’il est convenable de qualifier de « science ». Peut-être l’expression fera-t-elle bondir. Il est vrai que la notion de « science » a été considérablement dévaluée par la pensée moderne, pour ne plus désigner que les sciences expérimentales et mathématiques. Aussi faut-il préciser ici ce que Saint Thomas entend par « science » : une discipline rationnelle donnant du réel, considéré en l’un de ses aspects, une connaissance certaine. En cette acception, les sciences expérimentales et mathématiques sont évidemment une « science », en ce qu’elles regardent le réel en tant qu’il est matériel et quantifiable ; mais la Philosophie réaliste également, qui regarde le réel en tant qu’il est connaissable par la raison naturelle (qui englobe donc les sciences positives, mais les dépasse puisqu’elle regarde aussi les réalités non matérielles : par ex. l’amour d’amitié) ; la Théologie enfin, qui regarde le réel en tant qu’il est connaissable à la lumière de la Révélation divine. 

Ce qui fonde la scientificité d’une discipline rationnelle, selon Saint Thomas, c’est la certitude de ses conclusions. Dès lors qu’il y a certitude, il y a science. 

Mais comment être assurés des conclusions de la réflexion théologique ? La difficulté tient à l’objet même de cette discipline. La théologie porte sur un aspect particulier du réel, à savoir : le réel en ce qu’il est inconnaissable par la raison humaine, et connu seulement par voie de Révélation divine. La matière porte sur un domaine de la connaissance qui excède de beaucoup les possibilités de la raison et que l’on ne pourrait absolument pas connaître si Dieu Lui-même ne nous y avait introduit. Les vérités à partir desquelles le théologien travaille sont donc inévidentes, indémontrables et invérifiables. Dès lors : comment fonder une vraie certitude en théologie si les prémisses à partir desquelles on raisonne – et que l’on appelle les « articles de foi » –échappent au contrôle de la raison ? 

Pour Saint Thomas, la certitude des vérités de la foi proviennent 1°) de la raison, 2°) de la fiabilité de la Source lumineuse qui éclaire notre intelligence, et qui n’est autre que Dieu Lui-même. 

De la raison d’abord : car la Philosophie établit rationnellement l’existence de Dieu et l’authenticité du phénomène de la Révélation. 

De la fiabilité de la Source ensuite, puisqu’étant admis que Dieu existe et que c’est bien Lui qui parle, on peut alors scruter sa Parole avec la certitude de détenir là une source d’information unique et irremplaçable, infiniment plus solide que tout ce que nous pouvons connaître par ailleurs – puisque provenant du Créateur de toutes choses Lui-même. Voilà pourquoi, selon Saint Thomas, non seulement la Théologie est une science, mais elle est la science « la plus certaine, car les autres tirent leur certitude de la lumière naturelle de la raison humaine qui peut faillir, alors qu’elle tire la sienne de la lumière de la science divine qui ne peut se tromper. C’est elle aussi, ajoute le Saint Docteur, qui a l’objet le plus élevé, puisqu’elle porte principalement sur ce qui dépasse la raison, au lieu que les autres disciplines envisagent ce qui est soumis à la raison. » (ST1 q1 a5) Elle est donc, sous ce double rapport, supérieure aux autres sciences. 

Au fond, on pourrait comparer la connaissance humaine du réel à une fusée à trois étages. Au premier étage, les sciences expérimentales et mathématiques. Au second : la Philosophie réaliste – étant entendu que pour y accéder, il faut avoir passé le premier étage (« Toute notre connaissance prend son origine des sens » nous rappelle Thomas – ST1 q1 a9). Au troisième : la Théologie, étant entendu que pour y accéder, il faut avoir passé les deux premiers étages – celui de la Philosophie établissant rationnellement et avec certitude l’existence de Dieu et le fait de la Révélation, préalables indispensables à l’accès au troisième étage. 

Il convient toutefois de préciser que le passage du second au troisième étage ne se fait pas naturellement. Autant la raison humaine, de par sa nature, est conduite par un mouvement intérieur spontané des vérités scientifiques aux vérités philosophiques ; autant le passage à la Théologie demande PLUS que la simple connaissance rationnelle de l’existence de Dieu et de ses œuvres. Pour accéder au troisième étage de la fusée, il faut que je consente à croire ce que Dieu me dit. Et pour croire à ce qu’il me dit – pour croire qu’il ne peut se tromper ni me tromper – il faut que je crois en lui ; que je lui fasse entièrement confiance. C’est donc par la foi que l’on accède au dernier étage de la fusée. 

Sans la foi, il est impossible d’entrer en théologie – mais sans la raison, il est impossible d’avoir la foi, car la foi présuppose connues (fût-ce intuitivement) l’existence de Dieu et la Révélation de sa Parole. 

Cela dit : s’il n’est pas naturel de passer du second au troisième étage de notre fusée – comme de passer du premier au second –, c’est parce que la foi est PLUS qu’une simple connaissance intellectuelle – elle est une connaissance, certes, mais au sens biblique du terme, impliquant l’homme en toutes ses facultés : son intelligence, oui, mais aussi sa sensibilité, sa liberté, sa volonté… ce qu’on pourrait appeler, en un mot, son « cœur » (mais là encore, au sens biblique : terme qui assume tout l’être de la personne, qui la désigne en son « centre » névralgique). Elle est une connaissance qui procède d'une expérience directe de Dieu - se communiquant surnaturellement à l'homme.

L’homme, en raison de sa nature, ne peut se donner la foi ; il ne peut que la recevoir. Et pour la recevoir, il faut une intervention spéciale de Dieu. La foi est un don de Dieu, une grâce surnaturelle infuse en l’homme par Dieu dans une expérience mystique de rencontre (dont les formes sont extrêmement variées et pas toujours sensibles). Tout cela est bien logique : si Dieu existe comme un Être personnel, on ne peut le connaître vraiment qu’en le rencontrant personnellement. Et c’est à la condition de cette rencontre (dont Dieu a TOUJOURS l’initiative) que l’on pourra entrer en théologie, car la doctrine sacrée qui traite de Dieu « ne se contente pas de ce qu’on peut en savoir par les créatures, et que les philosophes ont connu (…) ; elle traite aussi de Dieu quant à ce qui n’est connu que de lui seul, et qui est communiqué aux autres par révélation » (ST1 q1 a6). C’est la raison pour laquelle le Saint Docteur qualifie la Théologie de Sagesse : « Celui-là (…) qui considère purement et simplement la cause suprême de tout l’univers, qui est Dieu, mérite par excellence le nom de Sage » puisqu’il connaît le secret du monde et pénètre ainsi le mystère de l’être à une profondeur inaccessible au commun des mortels. 

Mais… si la foi est un préalable indispensable à l’activité théologique, comment celle-ci peut-elle prétendre être une science puisqu’elle charrie le doute ? Réponse du Saint Docteur : « Rien n’empêche qu’une connaissance plus certaine selon sa nature soit en même temps moins certaine pour nous ; cela tient à la faiblesse de notre esprit, qui se trouve, dit Aristote, “devant les plus hautes évidences des choses, comme l’œil du hibou en face de la lumière du soleil”. Le doute qui peut surgir à l’égard des articles de foi ne doit donc pas être attribué à une incertitude des choses mêmes, mais à la faiblesse de l’intelligence humaine. Malgré cela, la moindre connaissance touchant les choses les plus hautes est plus désirable qu’une science très certaine des choses moindres, dit Aristote » (ST1 q1 a5). 

Une fois connue le réel en sa dimension matérielle (par les sciences positives) ; une fois posé l’existence de Dieu et l’authenticité de sa Révélation (par la philosophie réaliste) ; nous pouvons accueillir les vérités que Dieu nous communique et que nous ne pourrions absolument pas connaître s’il ne nous les avait révélées – qui sont les articles de foi. Ces articles de foi sont, avons-nous dit, inévidents, invérifiables et indémontrables. Ils sont reçus cependant dans un acte de foi en Dieu, fruit d’une expérience mystique dont Dieu a l’initiative et où Dieu est éprouvé comme bon et vrai, incapable de se tromper ni de nous tromper ; un acte nullement contraire à la raison – puisque la raison elle-même nous y conduit – mais qui est d’une autre nature que de simple raison, puisqu’elle la dépasse et lui donne accès à des vérités supérieures, inaccessibles aux seules voies de l’intelligence. 

Beaucoup verront peut-être là une « infirmité » de cette science. On notera cependant qu’il n’est pas de connaissance scientifique véritable sans un acte préalable de foi. Le savant en blouse blanche qui travaille dans son laboratoire, lui-même, pose sans le savoir un acte de foi préalable à son activité, en croyant spontanément dans les vérités philosophiques (absolument indémontrables dans sa discipline) qui fondent la démarche scientifique et sans laquelle aucune activité scientifique ne serait possible (les principes d’identité, de non-contradiction, d’objectivité, de causalité des phénomènes…). De même : le philosophe, pour raisonner, fait spontanément confiance au pouvoir de connaissance de sa raison (absolument invérifiable dans sa discipline – car si l’on admettait à titre d’hypothèse que la raison humaine ne peut rien connaître, elle ne pourrait pas plus connaître la faculté de connaissance elle-même que n’importe quel autre objet de ce monde. Aussi le philosophe devrait-il se taire à jamais – et sans doute beaucoup gagneraient à le faire…  Pour exprimer une pensée, le philosophe doit croire en sa capacité d’affirmer quelque chose de vrai sans être en mesure de fonder rationnellement a priori cette capacité en laquelle il n’a d’autre choix que de croire). 

Les vérités de foi admises comme vraies à titre de présupposé par la raison et par la foi, conjointement, l’activité théologique va pouvoir trouver à se déployer : « la doctrine sacrée ne prétend pas, au moyen d’une argumentation, prouver ses propres principes, qui sont les vérités de foi ; mais elle les prend comme point d’appui pour manifester quelque autre vérité, comme l’Apôtre (1 Co 15,12) prend appui sur la résurrection du Christ pour prouver la résurrection générale » (ST1 q1 a 8). Elle sera amenée à développer un discours sur Dieu : « dans la science sacrée, il est question de Dieu : d’où son nom de “théo-logie”, autrement dit de discours ou de parole sur Dieu » (ST1 q1 a7). Mais aussi sur les créatures qu’elle envisage « selon qu’elles se rapportent à Dieu, soit comme à leur principe, soit comme à leur fin » (ST1 q1 a3). 

La théologie aura enfin à disputer contre certains adversaires – dont Saint Thomas distingue deux espèces : ceux qui « concèdent quelque chose de la révélation divine » et qui en nient l’un ou l’autre des principes : « c’est ainsi qu’en invoquant les “autorités” de la doctrine sacrée, nous disputons contre les hérétiques, utilisant un article de foi pour combattre ceux qui en nient un autre. » Et ceux qui ne concèdent rien. Avec ces derniers, aucune discussion théologique ne sera envisageable, mais il sera toujours possible sur le plan philosophique de « détruire [leurs] arguments » : « si l’adversaire ne croit rien des choses révélées, il ne reste plus de moyen pour prouver par la raison les articles de foi ; il est seulement possible de réfuter les raisons qu’il pourrait opposer à la foi. En effet, puisque la foi s’appuie sur la vérité infaillible, et qu’il est impossible de démontrer le contraire du vrai, il est manifeste que les arguments qu’on apporte contre la foi ne sont pas de vraies démonstrations, mais des arguments réfutables » (ST1 q1 a8).  

Voilà pourquoi la réponse philosophique aux objections de l’agnosticisme et de l’athéisme est une œuvre véritable d’évangélisation, en ce qu’elle dispose les intelligences à recevoir le don gratuit de la foi que Dieu veut faire à tous les hommes – sans les y contraindre toutefois : la foi reste un mystère d’Alliance entre Dieu qui se révèle et l’homme qui consent (ou refuse) librement d’entrer dans cette Alliance.

Dim 29 sep 2013 Aucun commentaire